Une forêt en cadeau

Ils sont cinq. Cinq chevaux avec leurs cavaliers à affronter les tourbillons de neige, en ce mois de novembre 937. Trois palefreniers à dos de mulets et six bêtes de somme les accompagnent. Au milieu de cette petite troupe, une reine. Berthe. La « bonne Reine Berthe », dira la légende près d’un millénaire plus tard. Les montures avancent au pas. En à peine une demi-heure, le sol s’est recouvert d’une bonne couche de neige. Le ciel s’est obscurci et, alors que la matinée est loin d’être terminée, il fait presque nuit. Les cavaliers ferment leurs yeux à moitié, gênés par les flocons en colère. Ils n’aperçoivent pas encore la forêt à une centaine de mètres d’eux. Celle qui leur permettra de se protéger des bourrasques et d’attendre que la tempête se calme un peu.

Emmitouflée dans son long manteau de fourrure, Berthe reste droite sur son cheval, se cramponne à sa dignité, à son courage. Bien qu’elle n’ait jamais eu à exercer de pouvoir jusqu’à présent, elle n’en est pas moins la reine de Haute-Bourgogne. Des larmes de glace se figent sous ses paupières. Une souveraine ne doit pas pleurer.

Pourtant, les raisons ne lui manquent pas, en plus du froid glacial et de la neige. D’abord, la mort du père de ses trois enfants, Rodolphe II, roi de Bourgogne, quelques mois plus tôt. Son tout récent mariage avec Hugues d’Arles, roi d’Italie, qu’elle n’apprécie guère. Un coureur de jupons qui ne s’intéresse à elle que pour son titre et ses terres, sur lesquelles il règne déjà. Elle n’est qu’un pion sur l’échiquier politique. Elle le sait.

Le Pays de Vaud, qui fait partie du Royaume de Bourgogne, souffre des nombreuses razzias de Hongrois et de Sarrasins. Berthe n’a pas eu d’autres choix que de s’allier à Hugues en l’épousant en secondes noces. Pour elle, c’est une sécurité. Pour lui, c’est une aubaine. Pour renforcer son emprise sur le royaume, il a fiancé Adélaïde, fille de Berthe et de Rodolphe II, à son propre fils Lothaire. Le jour même de son propre mariage à Colombier.

À présent, elle chevauche avec quatre chevaliers. Elle va assister à un autre mariage à Genève. Celui d’un de ses neveux. Hugues n’est pas là, préférant la compagnie de ses concubines. Aucun de ses trois enfants non plus. Ils sont restés dans leur château de Colombier.

La troupe pénètre enfin dans la forêt qui relie Bougy-Villars à Féchy. À l’abri des arbres, les membres du groupe s’apprêtent à mettre pied à terre pour souffler un peu, quand trois cavaliers à la mine patibulaire surgissent, leur barrant le chemin. Ils les menacent, exigent l’or et les bijoux, tous leurs biens. Le cheval de Berthe affolé se cabre. La reine s’agrippe à la crinière. Elle ne leur cédera pas. De toute façon, ils ne se contenteraient pas de les dépouiller. Elle fait demi-tour et s’enfuit par un chemin de traverse suivie de deux de ses compagnons, tandis que les autres hommes de sa suite font face aux brigands. Surtout ne pas retourner à découvert. Elle n’aurait aucune chance contre eux.

Couchée sur l’encolure de son cheval, Berthe galope à travers la forêt. Tente tant bien que mal de se protéger des branches qui ralentissent sa chevauchée. Les deux chevaliers ne sont plus seuls à caracoler derrière elle. Ils tentent de faire diversion, se séparent à un embranchement, espérant ainsi entraîner les bandits loin de leur reine. En vain. Les malfrats ne se laissent pas berner et se lancent à la poursuite de Berthe, devinant qu’il s’agit d’une personnalité importante.

La jeune femme entend les brigands se rapprocher. Elle perçoit le souffle de leurs chevaux. Entend les battements de son propre cœur qui se cognent contre les troncs des arbres transis, à contretemps des galops de ses poursuivants. Berthe sait ce qui l’attend, songe à ses enfants qu’elle ne verra pas grandir.

Non loin de là, plusieurs bûcherons frappent de leur hache les troncs couchés des arbres qu’ils ont abattus. Le long du chemin, les bûches s’entassent en vrac. L’hiver est particulièrement rude cette année. La température est descendue plusieurs fois au-dessous de zéro degré. Les villageois ont besoin de plus de bois que d’habitude pour chauffer leur maison. Les bûcherons ne chôment pas.

Il leur faut absolument terminer de débiter les arbres qu’ils ont abattus, avant que la neige les recouvre totalement. Ils sont sortis à l’aube pour faire le travail. À la lisière, plusieurs paysans vérifient l’état de leurs champs.

Lorsqu’ils entendent le bruit des cavalcades, puis les éclats de voix, ils se précipitent. Les uns avec leurs haches, les autres avec leurs fourches. Au moment où les bandits s’apprêtent à attraper Berthe, les bûcherons surgissent devant leurs chevaux qui se cabrent et désarçonnent leurs cavaliers.

Les brigands sortent des couteaux de leurs vêtements. Mais ils ne font pas le poids face aux armes improvisées de leurs adversaires. Ils renoncent à leur projet et s’enfuient à pied, leur monture ayant disparu.

Lorsque Berthe de Bourgogne réalise que ses poursuivants ne sont plus à ses trousses, elle rebrousse chemin. Elle découvre alors les bûcherons et les paysans en grande conversation avec ses palefreniers sains et saufs. Reconnaissante, la reine Berthe offre une jarre remplie d’or aux premiers et une forêt aux seconds. Elle renonce à se rendre au mariage de son neveu et passe quelques heures dans le village de ceux qui l’ont sauvée.

Elle préfère la simplicité au faste des grands. À défaut de régner véritablement, elle décide de consacrer sa vie à aider autrui et à faire don de sa fortune. Elle ne sait pas encore qu’au XIXe siècle, elle deviendra le symbole du tout nouveau canton de Vaud, qu’elle sera un modèle de vertu pour les jeunes filles et fera l’objet de nombreuses légendes.

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