A la recherche de l’oeuf perdu

– Grand-père, raconte-moi une enquête que tu ne m’as jamais racontée.

Watson regarde son adolescent de petit-fils et repense à la plus singulière et la plus étrange qu’il ait menée avec son ami Sherlock Holmes. Il ne l’a jamais racontée à personne. Et pour cause, Watson en avait honte.

– Je te les ai toutes déjà racontées plusieurs fois…

Watson Junior fixe un moment son grand-père, avant de rétorquer :

– Je ne te crois pas. Ton regard et tes mains…

– C’est bon, je capitule, interrompt vivement Watson.

Son petit-fils connaît toutes les techniques de Sherlock Holmes, et sa capacité d’analyse exceptionnelle exaspère Watson. « Un jour de calme plat, on a frappé à la porte. Quand j’ai ouvert, il n’y avait personne. Juste un canard aux plumes vert turquoise. Il me fixait de son regard rond et insistant qui me mit mal à l’aise. J’allais refermer, quand il s’est mis à parler. »

– Arrête, grand-père, j’ai plus l’âge des contes de fées, s’exclame Watson Junior.

– C’est exactement ce que Sherlock Holmes m’a dit. Je n’ai donc pas insisté. De toute façon, sa requête était farfelue. Seulement, le lendemain, le colvert est revenu et mon ami l’a entendu, lui aussi. Contre toute attente, Sherlock Holmes a décidé d’aider Bob le canard.

– Mais qu’est-ce qu’il voulait ?

– Il voulait qu’on retrouve un des œufs pondus par sa compagne.

– C’est n’importe quoi.

« Sherlock Holmes n’avait rien à faire et il voulait absolument savoir d’où venait ce canard. Le voyage pour parvenir dans son pays a duré plusieurs jours. Je me suis souvent demandé, depuis lors, comment Bob nous avait trouvés et qui lui avait parlé de Sherlock Holmes. Je n’ai jamais obtenu de réponse à cette question. Le colvert vivait à la frontière du pays de Cocagne, dans une cabane fabriquée en saucissons de volaille. »

– Et tu penses que je vais te croire ? intervient Watson Junior.

– J’arrête de raconter, si tu veux.

– C’est amusant.

« Quand on est arrivés, on n’a pas tout de suite compris qu’il s’agissait du pays de Cocagne. La cane Aglaé, qui savait compter jusqu’à 10 et était particulièrement anxieuse, vérifiait plusieurs fois par jour le nombre des œufs qu’elle couvait. C’est comme ça qu’elle a découvert, un matin, qu’il en manquait un. On le lui avait volé pendant qu’elle était allée faire sa toilette dans la mare. Il n’était pas rare qu’œufs et poussins disparaissent, dans ce pays-là. En général, on les croisait, quelques jours plus tard, gambadant, déplumés et rôtis, sur les routes pavées d’omelettes aux truffes. Le voleur avait laissé une trace de chaussure, près de la cabane, dont l’empreinte était blanchâtre.

– Du fromage blanc, décréta Sherlock Holmes, après avoir y avoir goûté. Il suffit d’en trouver l’origine.

« Nous avons laissé le couple et sommes partis à la recherche de l’œuf perdu. En réalité, cette enquête n’intéressait pas mon ami. Ce qui le fascinait, c’était ce lieu extraordinaire aux ponts fabriqués en sucre d’orge qui surplombaient des rivières de vin rouge. Les champs de pâtisseries multicolores, les volailles rôties qui gambadaient et que l’on croisait sur notre route, les maisons de pains d’épice et les pluies intermittentes de victuailles. Ou encore les personnes qui se baignaient dans un lac et en ressortaient rajeunies. Sherlock Holmes s’extasiait sur ce pays magique, où il suffisait de tendre la main pour se sustenter et de se baigner pour ne plus vieillir.

« Nous avons fini par arriver au pied d’un volcan recouvert de fromage blanc, sur les pentes duquel coulait une lave de coulis de framboise. Dans la paroi se trouvait une porte en bois de caramel durci.

– Le kidnappeur est venu de là, affirma Sherlock Holmes en me montrant sur le sol la trace d’une chaussure.

« Comme la montagne était de fromage blanc, nous n’eûmes aucun mal à creuser, juste à côté de la porte fermée à clé, et à nous glisser à l’intérieur. Nous avons marché le long d’un couloir sombre pendant cinq minutes avant de parvenir au cœur du volcan. Nous y découvrîmes une activité surprenante.

« L’espace gigantesque était divisé en quatre zones. Dans la première étaient stockées des tonnes d’aliments de toutes sortes. Dans la deuxième se trouvaient une armée de cuisiniers aux fourneaux, dans la troisième, des magiciens redonnant vie à certains aliments apprêtés, comme les volailles ou les œufs à la coque, et dans la quatrième, un labyrinthe de tapis roulants et de tuyaux débouchant à l’extérieur.

– Voyez, me dit mon ami. C’est ici que tout est fabriqué. Ces tuyaux, par exemple, servent à projeter les aliments sous forme de pluie.

« Nous déambulions à travers cette usine surprenante, sans être inquiétés. Sherlock Holmes s’intéressait à tout, goûtait à la plupart des plats. Quand nous sommes passés devant plusieurs tas d’œufs, il me dit:

– L’œuf volé a sans aucun doute fait escale par ici, mais cela fait bien longtemps qu’il a été mangé.

– Comment le savez-vous ?

– C’est évident, mon cher Watson. Bob est venu nous chercher il y a plusieurs jours de cela. Étant donné la vitesse à laquelle ces œufs sont apprêtés, il va de soi qu’il a déjà été mangé.

– Qu’allons-nous dire à la cane ? ai-je demandé.

« Pour mon ami, la cause était entendue : il fallait communiquer le résultat de l’enquête au couple de canards. Quant à moi, je ne m’en sentais pas le courage. Je songeais que tous les œufs se ressemblaient. Aglaé n’y verrait rien, si j’en choisissais un à l’insu de Sherlock Holmes. Quand nous sommes arrivés, j’ai empêché mon ami de parler et j’ai remis l’œuf à la cane. Elle a eu l’air surprise. Autour d’elle, de jolis poussins jaunes avaient déjà cassé la coquille de leurs œufs. Sherlock Holmes a tout de suite compris que j’avais rapporté un œuf de cygne. Nous nous sommes enfuis, avant que la cane découvre la tête de son petit dernier. »

– Tu crois que je vais gober cette histoire ? s’exclame l’adolescent.

– Pourtant, elle est véridique.

– Il est clamsé, Sherlock. Il pourra pas dire le contraire.

– Parce que tu crois vraiment qu’il est mort ? rétorque le grand-père en lui faisant un clin d’œil.

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