La belle impatiente aux muscles d’acier

– Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?

Je ne vois que le soleil qui poudroie et l’herbe qui… Ah, non ! Que vois-je… Un coursier à cheval, au loin. Il s’arrête. Vite dépêchez-vous, il tient un pli entre ses mains. De votre fiancé, pour sûr.

Pénélope et sa longue chevelure déployée caracolent dans les couloirs du château, dévalent les escaliers interminables, elles courent, comme cette phrase impatiente qui voudrait ne pas se terminer, ivre d’elle-même et de ses mots cascadant le long de la page. Un an, que la jeune princesse attendait la lettre de son bien-aimé parti à la guerre. Un an que sa sœur répète la même phrase, qui semble sortie d’un conte, et qu’elle ne supporte plus d’entendre.

Elle arrache le courrier des mains du coursier, qui paraît effrayé en l’apercevant. Mais elle n’en a cure et lui tourne le dos pour aller lire cette lettre tant attendue, dans l’intimité. Quand elle en termine la lecture, sa décision est prise. Elle ira rejoindre son bien-aimé.

Elle se souvient avec précision du jour où elle a rencontré son petit prince. Un véritable conte de fées. Un nain, avait dit son père. Un nain ? avait rétorqué Pénélope, presqu’en larmes.

« Tu es si grande, et lui… si… minuscule. » Que lui importait à Pénélope que Philippe soit beaucoup plus frêle qu’elle. Elle l’aimait éperdument. Son père avait été inflexible et avait décrété : « Tu ne peux épouser un homme si petit. » Elle avait pleuré, pleuré, pleuré… (une fois aurait suffi, mais son désespoir était si grand que la répétition se justifie ici). Ses larmes avaient rempli les douves. Elle s’était arrêtée juste avant qu’elles débordent. Depuis, des requins s’y étaient installés. Nul ne savait comment.

Pénélope avait prévu de s’enfuir avec son prince. Ils auraient couru ensemble dans la forêt, elle l’aurait protégé des loups et des brigands, ils se seraient mariés en dépit de ses parents. Mais la guerre les avait rattrapés. Philippe devait suivre son maître partant guerroyer pour le roi. Les parents de Pénélope étaient tellement contents d’en être enfin débarrassés, qu’ils avaient explosé en mille miettes de leurs rires sardoniques.

Juste avant de partir, Philippe, devenu chevalier grâce à Pénélope, lui avait fait promettre de défendre le château. Car à présent, c’était aussi le sien, comme l’avait décrété sa bien-aimée. Les miettes de ses parents ne comptaient pas, pas plus d’ailleurs qu’Anne, appelée sa sœur, mais qui n’était que sa servante.

Durant quatre ans, son fiancé lui avait écrit sa tendresse, célébrant ces mignons petons qui dépassaient parfois de sa longue robe. Elle n’osait lui répondre tous les fantasmes qui lui traversaient l’esprit. Car cela n’était pas digne d’une princesse aux longs cheveux d’or. Durant la dernière année, plus aucune lettre ne lui était parvenue. Anne était devenue sa sœur, regardant le soleil et la plaine qui rougeoyaient et poudroyaient.

Pénélope avait tenu sa promesse et défendu le château. Il lui suffisait d’apparaître pour faire fuir quiconque s’y aventurait. Jour après jour, semaine après semaine, mois après… bref, des heures durant, elle s’était entraînée dans les sous-sols de la forteresse. Elle avait même inventé des machines pour fortifier ses muscles. Un jour, un chevalier, nommé Ulysse, imaginant la princesse, éplorée, assise à la fenêtre, une broderie sur les genoux, s’était arrêté pour lui offrir son cœur et sa protection. Il en était reparti tout penaud, en songeant qu’une telle femme n’avait pas besoin d’être protégée.

– Anne, prépare-moi un fier destrier. Je vais rejoindre mon mari.

– Mais, ce n’est pas votre…

– Qu’importe ! Il le deviendra.

La servante, déchue instantanément de son statut de sœur, s’empresse vers les écuries, d’où elle tire un animal misérable et affamé. Pénélope court, cheveux au vent, le cœur en fête, elle va rejoindre son petit prince, l’arracher aux griffes de celui qui le retient. Elle saute sur le dos de l’étalon… qui s’écroule sous son poids.

– Est-ce là mon fier destrier ?

– Nous n’en avons point d’autre.

Après une courte réflexion, la belle charge le cheval sur ses épaules et s’en va galoper à travers monts et vaux, laissant Anne, perplexe et un peu désorientée. Qui va donc lui donner la réplique, à présent ?

Pénélope croise plusieurs paysans à qui elle demande invariablement :

– Savez-vous où je puis trouver mon petit prince – soldat ?

– Inconnu, répondent-ils tous.

La belle aux muscles d’acier finit par arriver près d’une rivière. Un homme avec sa barque patiente sur la rive.

– Savez-vous où je puis trouver mon petit prince-soldat ?

– Peut-être de l’autre côté. Voulez-vous que je vous fasse passer, vous et votre fier destrier ?

– Je me débrouillerai seule.

Pénélope s’élance dans l’eau, tapant des pieds et d’une main, avec son cheval qu’elle tient de l’autre au-dessus de sa tête. La princesse parvient rapidement de l’autre côté. Il fait sombre, des ombres passent à travers les arbres, mais s’écartent sur son passage. Elle sait qu’elle touche au but, quand elle entend des aboiements terrifiants qui auraient pu la faire frémir.

Devant l’entrée d’une vaste grotte, un chien gigantesque à trois têtes rugissantes. Pénélope n’hésite pas un instant. Son petit prince est là. Elle en est certaine. Elle avance d’un pas sûr. Guerrier. Cerbère l’aperçoit, ses têtes aboient encore un peu pour la forme, puis il s’enfuit devant cette apparition, dont il ne sait pas ce que c’est. Monstre de muscles surmonté d’un corps et d’une tête de cheval.

– Philippe, mon aimé. Où es-tu ?

Une silhouette chétive apparait dans la pénombre. C’est son petit prince. Pénélope pose son cheval à terre, s’empare de son fiancé, le serre – un peu fort – contre elle, puis le pose sur l’animal, heureux de retrouver le sol et d’avoir un cavalier à sa mesure.

– Comme tu es forte, ma douce, murmure Philippe, admiratif.

– C’est parce que je t’ai attendu toutes ces années, rétorque la belle, qui songe à tous les fantasmes qu’elle va enfin pouvoir réaliser.

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