Vous ne serez jamais qu’une ombre insignifiante

Je regarde avec dégoût l’homme à mes pieds. Cela fait si longtemps que j’attends ce moment. Je ne l’imaginais pas comme ça, avec ce regard tourné vers l’au-delà, mais qu’importe. Je ne lui fermerai pas les yeux. Qu’il affronte l’enfer. Le mal qu’il m’a fait jour après jour. Cette insignifiance qu’il m’a imposée.

Un rayon de soleil, un simple rayon de soleil a changé mon existence. Un reflet dans une vitre, dans le bâtiment d’en face, et cette phrase : « elle n’est pas très souriante votre secrétaire ». Des mots plantés en plein cœur. « Elle n’est pas très souriante votre secrétaire », alors que le soleil se rit des vitres et des reflets. Et moi, toujours grise. Triste. Plate. Je ne m’en suis même pas aperçue.

Le plateau que je tenais entre les mains m’a échappé, éclaboussant de café l’importance de ces messieurs cravatés, assis autour d’une table pour une réunion. Je me suis enfuie en riant comme une folle. Puis je suis revenue à la nuit tombée. Mon chef était là. Dans son bureau. Je suis entrée. La lumière était tamisée. Il a levé la tête, m’a dit que j’étais virée, puis s’est remis à travailler. J’ai bougé, à peine. Juste pour saisir la lampe à côté de moi. Un cri. Stupéfaction dans son regard. Comment a-t-elle osé ? Puis son corps chancelant tombant à terre. A mes pieds. Enfin.

Je me prénomme Amandine et je suis une secrétaire parmi des millions d’autres. Mais aujourd’hui, j’ai tué mon patron. Je ne peux résister à l’envie de poser mon pied sur sa poitrine, en signe de victoire.

Mon pied se soulève, suivant le rythme de sa poitrine. Est-ce normal ? Le coup que je lui ai asséné me semblait pourtant fatal. Je me sens mal à l’aise et je reprends la lampe, porte un nouveau coup, puis je m’acharne sur son crâne qui n’en est bientôt plus un. Juste une bouillie grisâtre assaisonnée de petits bouts d’os. Sa poitrine continue à se soulever régulièrement. Inspiration. Expiration. Inspiration… Affolée, je me précipite dans la petite cuisine du bureau, je cherche fébrilement un couteau : le plus grand et le plus aiguisé possible. J’en trouve un, je m’en saisis, il m’échappe de mes mains tremblantes, vaporeuses. Je le ramasse, puis retourne vers le corps qui persiste à respirer. Des coups multiples en plein cœur, puis sur toute cette chose démoniaque. Jusqu’à l’épuisement. Echevelée, haletante, riant de façon désordonnée. Le cadavre ne ressemble plus à rien. Juste une masse sanglante et… respirante. Inspiration. Expiration. Toujours ce rythme de vie insupportable. Comment est-ce possible ?

Un bruit de chaise derrière moi me fait sursauter. L’ombre multicolore de mon chef est assise à son bureau. Sur sa façade rougeâtre, un sourire carnassier. Celui des mauvais jours. Mon regard passe de lui au corps gisant, désormais impossible à identifier. Lui aussi devrait être réduit en bouillie. Non ?

Ma tête tourne, je me sens mal. J’en suis presque à regretter mes journées toutes pareilles. Réveil chaque matin à 5h30. Même les réflexions de mes collègues. « T’as dormi là ? » ou encore « On sait toujours où te trouver : à la photocopieuse ! », accompagnées d’un rire bien gras. Je pense aussi à mon chat. J’aurais dû lui donner un nom.

– Vous êtes virée… vous ne serez jamais qu’une ombre insignifiante, assène le double de mon chef.

Je le sais. Elle le sait. J’ai envie de répondre, mais rien ne vient.

– Je suis désolée pour ce matin, fait soudain une voix féminine juste derrière moi.

C’est mon double de couleur qui me suit partout depuis que je suis née. Comment se fait-il qu’elle ne me soit plus soudée ?

– Cela ne change rien, réplique son chef.

Mon double se retourne, prête à s’enfuir, des sanglots coincés en travers de la gorge. Je me glisse alors vers elle puis lui barre le passage. Elle hurle de terreur, en me voyant dressée devant elle. Elle n’a pas fait ce qu’il fallait. Il lui suffisait de prendre la lampe et de suivre mes mouvements. Mon patron et son double ne seraient plus de ce monde. Je me colle à ma jumelle multicolore tétanisée, je l’enlace, puis je pénètre sa vie et éteins ses couleurs… Elle s’est libérée de moi. Elle n’a plus lieu d’être.

Le double de mon chef se lève. Pour la première fois, il pâlit, étouffe un cri d’horreur quand il voit disparaître sa fidèle assistante. Quant à moi, je me sens mieux et beaucoup plus forte. Je laisse l’homme seul, désemparé, et rejoins la dizaine d’ombres qui se glissent hors des autres pièces, sans leurs doubles. En s’affranchissant de nous, nos doubles de couleurs nous ont libérées.  Une nouvelle vie commence pour nous.

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