Un spectacle hors de prix

– C’est bon, ils sont partis.

Un peu nerveux, Bambi sort de sa poche la clé que Minouche lui a remise. Il l’introduit dans la serrure de la portière de la Mercedes qui s’ouvre sans difficulté. Sa sœur ne s’est pas trompée de trousseau. Elle entre du côté passager. C’est la première fois qu’elle met les pieds dans une voiture aussi classe. Le comble pour elle qui travaille dans un garage pour clients friqués.

Bambi fait démarrer la voiture.

A l’approche de la Tesla, un employé s’avance pour ouvrir la portière. Une femme sort du côté passager, jette un regard autour d’elle, et note avec satisfaction les regards envieux des personnes aux alentours. Elle a bien fait d’insister pour venir avec la Tesla. Plus original, plus écolo. Son mari remet les clés au voiturier. L’organisateur du vernissage s’approche du couple à petits pas pressés. Le couple est connu pour être dépensier, lorsqu’il s’agit de peintures. Il l’est nettement moins pour des causes éthiques.

– L’artiste est un véritable génie. En plus, il fabrique lui-même ses pigments, déclare sentencieusement le maître des lieux.

Monsieur de Saussure quitte le petit bonhomme obséquieux. Son bavardage l’insupporte. Son unique objectif : choisir les peintures dont il deviendra l’acquéreur et investir son argent à bon escient. Il a toujours eu le nez pour trouver des œuvres qui prennent de la valeur. Sa femme préfère les mondanités.

Bambi roule lentement. Ce serait bête de se faire arrêter pour excès de vitesse. Direction : la mer. Minouche en rêve depuis longtemps.

Il a une tendresse particulière pour sa sœur. Elle avait 16 ans, lorsque leurs parents sont décédés. Dans un accident de voiture, justement. Lui en avait 19. La rupture fut brutale. Leur oncle recueillit Minouche, à qui il trouva un poste d’apprentissage d’employée de commerce dans un garage. Pas de place pour Bambi, qui était majeur, et fut contraint de se débrouiller tout seul. Il dénicha une place de maçon dans une entreprise de construction, mais en a été licencié six mois auparavant, pour cause de restructuration.  Le jour de ses 18 ans, Minouche était venue habiter avec son frère, dans son minuscule studio insalubre. De l’héritage de leurs parents, il ne reste rien. Leur oncle a tout dépensé. Pour eux, soi-disant. Ils n’ont pas su se défendre.

Une heure plus tard, ils arrivent en bord de mer. Leur vie va changer à présent, c’est sûr.

Bambi parque la voiture sous un arbre, au bord de la plage.

  • Je vais tremper mes pieds dans la mer. Tu viens ?

Sans attendre la réponse de son frère, Minouche enlève ses chaussures et se précipite sur la plage. Bambi savoure l’insouciance de sa sœur, mais il est un peu inquiet et il reste dans l’auto. Il a tout misé sur une idée. A-t-il raison ? Ils ont encore le temps de ramener la Mercedes, sans qu’ils s’en aperçoivent. Il en est là de ses réflexions, quand une voiture de police se range juste derrière lui. Deux policiers en sortent.

  • Bonjour jeune homme, vous avez une bien belle voiture !

Le couple de Saussure est très satisfait de sa soirée. Monsieur a repéré quelques toiles prometteuses. Madame a récolté quelques ragots, nécessaires à sa survie dans la société huppée qu’elle fréquente depuis son mariage.

Quand ils arrivent chez eux, passablement éméchés, vers une heure du matin, et s’aperçoivent de l’absence de leur Mercedes, ils perdent instantanément leur humeur joyeuse. Un modèle ancien, dont ils sont particulièrement fiers. Ils font plusieurs fois le tour du pâté de maison. En vain. Madame ira annoncer le vol le lendemain à la police.

Bambi reste tétanisé. Il se voit en prison. Terminés, les rêves de fortune. Comme il ne répond pas, un des gendarmes insiste.

  • Vous avez les papiers de la voiture ?

Minouche accourt, pieds nus, ouvre la boite à gants et en extrait la carte grise de la Mercedes.

  • Elle est à nos parents.
  • Votre nom ?
  • Amina de Saussure, réplique la jeune fille sans hésitation, et avec un aplomb qui surprend son frère.
  • Vos papiers d’identité.

Minouche fait mine de fouiller dans son sac fourre-tout. Les gendarmes échangent un regard, quand la radio de leur voiture grésille.

  • Vol à main armée en cours. Répondez.

Les deux policiers rendent la carte grise, puis se précipitent vers leur véhicule.

Le lendemain matin, le couple de Saussure découvre avec plaisir que leur Mercedes est revenue, accompagnée d’un mot sur le pare-brise. « Nous avons été contraints d’emprunter votre voiture. Un cas d’urgence. Pour vous dédommager de ce désagrément, nous vous offrons deux places de spectacle. »

Deux semaines plus tard, Madame et Monsieur de Saussure se préparent pour le grand soir. Smoking. Robe longue, noire, agrémentée de paillettes. Maquillage discret. Les emprunteurs ne se sont pas moqués d’eux. La pièce est jouée par des acteurs connus et les places sont idéales. Cette fois, ils choisissent la Mercedes. Nul besoin de faire croire à leur engagement écologique.

A 21 heures, deux ombres se glissent à l’intérieur de la maison des de Saussure, après avoir brisé une vitre.  Pas de risque de se faire agresser par un chien. Madame déteste les animaux et elle s’en est vantée auprès du garagiste. Pas d’alarme non plus, ni coffre-fort. Ils viennent d’emménager et installeront le tout dans deux jours. « Vous n’avez pas peur qu’on vous cambriole ? » avait demandé le garagiste à Mme de Saussure. « Personne ne sait qu’on n’a pas encore d’alarme. A moins que vous… » Ils avaient ri. « De toute façon, personne ne chercherait notre argent et nos bijoux, là où on les a cachés. » Minouche n’avait pas perdu une miette de cet échange.

Le frère et la sœur ont quatre heures devant eux pour trouver la cachette improbable. C’est Minouche qui la découvre. Au-dessus d’une armoire, dans une grosse valise.

Les deux jeunes quittent le domicile des de Saussure, deux heures avant leur retour, non sans avoir accroché à leur porte une enveloppe. C’est Bambi, grand admirateur d’Arsène Lupin, qui avait insisté pour l’écrire. Cela fait classe.

« Nous espérons que vous avez apprécié le spectacle. »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *