Staccato

— Ne frappe pas ce piano comme ça, il ne t’a rien fait !

C’est lui qui m’a dit fort. Faudrait savoir ce qu’il se veut. J’en ai raz le bol de ces cours. « Arrondis tes doigts. Va au fond des touches. Staccato. Fortissimo. Plus doucement. Pas aussi vite. Plus mélodieux. » C’est toujours trop ou pas assez. Jamais bien.

— Il faut faire chanter ton piano.

Il en a de bonnes, lui. Si un piano savait chanter, ça se saurait…

— Avec un prénom comme le tien, cela ne devrait pas être difficile.

Et voilà… il m’a pas ratée. Il est comme tous les autres. À chaque fois, c’est pareil. Il faut toujours qu’ils me le renvoient à la figure, mon prénom. Mélodie. C’est un joli prénom, vous allez me dire. Joli oui, mais pas très original venant de la part de parents musiciens. Des musiciens, y’a qu’ça dans ma famille. J’en ai la gerbe rien que d’y penser. Y’a ma grande sœur, mes oncles et mes tantes… même mes grands-parents. Comme dans la famille de Bach. Sauf qu’il y en a qu’un qui est vraiment passé à la postérité. Chez nous, c’est le contraire. Je suis le seul à pas être doué… et à porter un prénom en rapport avec la musique. La poisse quoi. J’essaie d’en rire, mais c’est pas tous les jours drôles. Parfois je me demande si je suis pas adopté. Ou alors j’ai été échangé à la naissance. C’est vrai, quoi. J’ai rien à voir avec eux. Je suis pas du genre artiste. J’aime les maths et la physique. Je kiffe aussi l’informatique et les avions. Bref…

Mes parents sont têtus. Ils croient que j’y arriverai en travaillant. Ils se demandent même pas si ça me plait. Je dois devenir pianiste. Un point c’est tout. Et travailler mes gammes, mes arpèges, la position de mes doigts, apprendre les partitions par cœur, faire « chanter » mon piano… Et comme rien n’y fait, ils me changent de prof à tout bout de champ en pensant que ça me rendra meilleure. Je suis capable de déchiffrer une partition. Je me débrouille mieux que d’autres peut-être, mais j’ai pas le sens musical. C’est pas mon truc.

— Fais un effort, que diable !

Il s’énerve, mais moi j’y peux rien. J’en pleurerais, mais c’est un truc de fille, chialer pour faire pitié. Je déteste ça. Alors, oui, Monsieur le professeur, c’est difficile. Et encore plus avec un prénom comme le mien. Beaucoup plus compliqué que pour d’autres. Je termine tant bien que mal cette leçon à la con avec ce nouveau prof débile.  Désespérée, désespérante…

Moi, ce que je voudrais vraiment, c’est être pilote. Pilote de chasse, si possible. Je l’ai jamais dit à personne. Même pas à mes deux meilleures copines, Fanny et Caroline. Elles comprendraient pas. Je leur ai dit que je voulais être hôtesse de l’air. C’est plus classique. Ça passe mieux.  « Tu devras mettre des jupes, qu’elles m’ont fait, toi qui détestes ça. » Elles ont rigolé, mais moi, j’ai rien répondu. C’est vrai que j’aime mieux les pantalons. Les robes, ça fait nunuche. Pour moi, l’essentiel c’est qu’elles m’ont cru.

Pour une fois, je prends pas le bus pour rentrer à la maison. Je décide de marcher, malgré la pluie. A cause de la pluie qui m’imprègne. Coule sur mon visage. Au moins, ça évite que mes larmes se voient de l’extérieur. Même moi, je me sens pas pleurer.

J’en peux plus. J’aurais tellement voulu leur faire plaisir, à mes parents. Faire honneur à mon prénom. Être le pianiste dont ils rêvaient. Le garçon qu’ils souhaitaient.

Je marche au hasard. Je sais même pas où je vais. Ni où je suis. J’ai marché sans réfléchir. Mes pieds m’ont portée sur un pont. Au-dessus d’un fleuve. Les voitures passent derrière moi. Personne me remarque. Personne me verra tomber. Personne me sauvera. Je m’appuie contre la rambarde et je regarde l’eau. Qui m’attire. Je me penche de plus en plus. M’imagine grimper sur le parapet, debout en équilibre, les bras à l’horizontale… puis m’élancer dans le vide et voler au-dessus de la rivière. Mon corps traversant l’air. Comme un oiseau… Comme un boulet qui plonge à une vitesse vertigineuse dans le liquide devenu béton. Je frissonne. L’idée du choc, de cette plongée dans l’obscurité glaciale, me fait frémir.

Dans ma poche mon téléphone vibre. C’est ma copine Caroline. Je me détourne du fleuve. Les voitures passent toujours sur le pont. Comme si de rien n’était. Elles ne se sont pas arrêtées pour moi. Je finis par décrocher.

— Ah enfin… Tu m’as fait peur. T’es où? Tu fais quoi ? Ça fait un moment que j’essaie de t’appeler. Tes parents aussi. Il parait que t’es pas rentrée.

Quand Caroline se tait enfin – quelle pipelette, celle-là – je dis rien. J’ai la gorge nouée. Si je dis un mot, je rechiale. J’ai pas envie. Même si c’est ma copine.

— Mélodie ? Dis quelque chose ? On t’a enlevée ?

Je crois qu’elle est vraiment inquiète. Alors je laisse tout sortir en vrac. Le piano qui sait pas chanter. Mon prénom de merde qu’on me ressort à toutes les sauces. Que je sais pas si c’est mes vrais parents. Que la musique, c’est con, quand on a des parents musiciens. Que je veux pas devenir pianiste. Que je veux être pilote de chasse.

— Tu voulais pas être hôtesse de l’air ?

Non, mais c’est pas vrai ! Je lui dis tout ce que j’ai sur le cœur et elle, ce qu’elle retient, c’est que j’ai « changé d’avis » sur ma profession de rêve… ou que je lui ai menti. Je boucle le téléphone et quand elle rappelle, je réponds pas. Je me retourne, m’appuie sur la rambarde, regarde le fleuve en bas… Mon téléphone qui vibre en permanence dans ma poche me déconcentre. Et puis le cœur n’y est plus. Le fleuve ce sera pour une autre fois.

La pluie a fini par s’arrêter. Un rayon de soleil guette, pas loin. Moi, des larmes j’en ai plus. J’ai 16 ans. Je suis plus une gamine. Et soudain, je décide d’affirmer ce que je suis. Alors quand je vois le numéro de ma mère s’afficher sur mon téléphone je lui réponds, sans lui laisser le temps de dire un seul mot. Pour pas que je me dégonfle. Après tout, c’est le moment où jamais. Même si par téléphone, c’est pas cool. Y’en a bien qui largue leur gonzesse par sms…

— Maman, je veux changer de sexe et je veux arrêter le piano.

Consigne

Le but de la consigne était d’écrire une nouvelle avec une chute surprenante, mais annoncée par différents éléments subtiles dans le texte.

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