Peur de rien

– Qu’est-ce que tu lis ?

Assis sur un banc, Vincent sursaute. Un de ses collègues trader se tient debout devant lui, le forçant à lever les yeux. Sourire suffisant. Dents trop blanches. Canines pointues. Le jeune homme ferme son ouvrage et en montre la couverture. « Les écrits de Warren Buffet ».

– Évidemment, je me disais aussi. Pas capable de te détendre, mon pote.

Puis, comme il se retourne pour passer son chemin, il glisse : « Un jour je te ferai mordre la poussière. »

Vincent sourit. Il n’a pas peur. Aucun de ses multiples ennemis n’a réussi à avoir sa peau. C’est eux qui le craignent et jalousent ses talents, sa fortune, les femmes qui fréquentent son lit. Ils lui en veulent de son succès. Lui, que personne ne connaissait trois ans auparavant.

L’instituteur, qui l’avait pris sous sa protection à la mort de ses parents, lui avait prédit qu’il serait médecin. « C’est un beau métier. Ou alors, tu seras philosophe, ou enseignant, comme moi. »

Vincent était devenu trader. Ses seules motivations : l’argent et le jeu. Son maître d’école lui avait pourtant enseigné les « vraies valeurs de la vie », qu’il disait, comme l’amour d’autrui, la tolérance ou l’intelligence du cœur.

Mais Vincent avait croisé la route de loubards élégants. Ils lui avaient montré le pouvoir de l’argent. Il avait été conquis. Il avait 15 ans et avait tourné le dos à son maître d’école. L’essentiel, pour lui, était de faire partie d’une bande. Il était leur frère « à la vie à la mort ». Sa loi : voler les pauvres pour donner aux riches.

Son nouveau protecteur avait remarqué son intelligence. Il imaginait, pour lui, un avenir plus glorieux que celui de petit délinquant. Il l’avait poussé à étudier la finance et l’informatique. « Pour que tu saches voler avec brio, sans te faire prendre. » Très vite, il avait excellé et était devenu un trader au-dessus de la norme. Nul ne devinait qu’il était aussi pirate, qu’il pratiquait des délits d’initié à la pelle et se glissait quotidiennement dans les réseaux des entreprises les plus sécurisées. « L’information est la clé », disait toujours son mentor.

Vincent est fier de la haine de ses ennemis à son égard. Il sourit de toutes ses dents, plus blanches et plus aiguisées que celles de ses ennemis. Son regard se reporte sur le livre qu’il tient entre les mains. Celui qu’il parcourait et qu’il avait réussi à cacher, quand son collègue l’avait interrompu.

Le bouquin d’un môme.

L’enfant est assis sur le bord d’un trottoir. Sale. Un livre ouvert sur ses genoux. Il a peut-être 10 ou 12 ans. Il lui fait penser à lui, Vincent, quand il était petit. Pourquoi ne le prendrait-il pas sous sa protection ? Il en fera un homme riche et sans état d’âme.

« Qu’est-ce que tu lis ? ». L’enfant ne répond pas, ne lève même pas la tête. Le jeune homme continue à lui parler. Il lui promet de beaux habits, de quoi manger tous les jours « à s’en faire péter la panse ». Mais le petit ne l’écoute pas. Il le rejette, lui renvoie sa solitude en pleine figure. Pour une fois qu’il veut s’occuper de quelqu’un… L’enfant se lève, part avec son livre serré contre lui. Sans doute, son objet le plus précieux. Furieux, Vincent le rattrape et lui flanque une raclée. Sa chevalière heurte la joue du garçon qui explose sous la force de la gifle. Du sang coule, mais l’enfant ne dit pas un mot. Juste un regard d’incompréhension. Vincent le relâche, puis lui arrache le livre. L’enfant se met à pleurer. « Ça t’apprendra à me traiter comme ça, pauvre minable. » Vincent part, fier d’avoir le dessus. Sa loi : voler les pauvres…

Vincent jette un coup œil sur l’album. Une pensée fugace lui traverse l’esprit. Est-ce que sa loi s’applique aux enfants ? Il chasse cette idée et se lève du banc pour aller manger au restaurant, seul comme à son habitude. Avant de partir de son bureau, il s’était saisi d’un livre sur les finances et l’avait fourré dans son attaché-case. Dessous, il y avait l’album du petit : « Le Livre de la Jungle ». Après une hésitation, l’ouvrage avait rejoint le premier dans la mallette. Vincent s’était assis sur un banc et l’avait ouvert au hasard. « Ecoute, Petit d’Homme, dit l’Ours, – et sa voix gronda comme le tonnerre dans la nuit chaude. – Je t’ai appris toute la Loi de la Jungle pour tous les Peuples de la Jungle…. Sauf le Peuple Singe, qui vit dans les arbres. Ils n’ont pas de loi. » Son collègue qui l’avait interrompu dans sa lecture n’avait pas vu le trouble qu’avait suscité chez lui cet extrait.

A présent, Vincent hésite à le jeter dans une poubelle, mais il le garde, sans trop savoir pourquoi. Il se rend dans le restaurant, où sa place, proche de la fenêtre, est toujours réservée, commande un menu gastronomique, dont il laissera les trois quarts. Il est riche. Peut se le permettre. Les journaux qu’il lit quotidiennement sont posés sur sa table. Il se saisit du premier. Les lignes dansent devant ses yeux. Il ne parvient pas à se concentrer. Il pense au film de Walt Disney qu’il a vu, il y a longtemps, à une époque révolue. Avec toute sa classe. C’était la veille de Noël. Son instituteur était là. Il était heureux. Il revoit Baloo et Mowgli qui chantent dans la jungle. Repense à la philosophie de l’ours.

L’enfant, que le trader a brutalisé, se substitue bientôt à Mowgli. Qu’importe. Le gosse ne se plaindra à personne de la marque laissée sur sa joue par sa bague.

Le serveur arrive, portant sur son plateau une flûte de champagne. Il se saisit du verre pour le poser sur la table, mais arrête son geste, le regard fixé sur l’extérieur. Vincent tourne la tête. Devant la vitre, le garçon, accompagné d’une dame élégante et de deux policiers, le montre du doigt. Sur sa joue, un énorme pansement. Le trader se maudit de ne pas avoir jeté le livre. Comment a-t-il pu imaginer qu’il s’agissait d’un petit mendiant ? Il se souvient, mais un peu tard, d’une des leçons essentielles de son maître d’école : ne pas se fier à l’apparence. Lui, le criminel de haut vol, vient d’être condamné par un enfant.

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