L’ombre de mon ombre

J’ai décidé d’écrire pour témoigner de ce qui m’arrive. Mes idées ne sont pas très claires. Je dois faire un effort pour me concentrer. Je me suis précipitée dans des escaliers qui descendaient de la rue vers l’obscurité. Dans une sorte de cave. Pour lui échapper. Il n’y a que la lumière de mon ordinateur portable. Rien d’autre.

J’ai la nausée. Mes mains tremblent. Écrire avant qu’il ne soit trop tard. Je veux laisser une trace. Pour mes enfants. Pour mon mari. Il ne me reste pas beaucoup de temps, avant qu’elle me retrouve.

Tout a commencé il y a un mois… un siècle. Je n’ai pas remarqué tout de suite ce qui se passait. C’est venu progressivement. Elle était différente, mais j’avais de la peine à savoir en quoi. J’ai commencé à prendre conscience qu’elle changeait un jour où il faisait particulièrement beau. Le printemps irradiait d’arbres en fleurs et de soleil.

Je marchais dans la rue et je me sentais particulièrement heureuse. Je venais d’être embauchée comme graphiste dans une organisation internationale de protection des animaux. J’étais ravie. D’abord, j’avais réussi à me réintégrer dans le monde du travail, ce qui n’était pas une mince affaire après des années de pratique en tant qu’indépendante. Ensuite, je pouvais continuer à exercer un métier que j’aimais et enfin, j’étais heureuse de travailler dans un organisme tel que celui-là. Mes enfants venaient de quitter le nid familial et avaient trouvé leur voie, tant professionnelle que sentimentale. Mon mari n’était certes pas très présent, mais lorsqu’il était là, nous passions des moments agréables. Ma vie était parfaitement réglée et aucun nuage à l’horizon ne se profilait. J’étais bien dans ma peau, j’avais trouvé mon équilibre.

 Ce jour-là, j’étais donc au sommet de ma forme physique et psychique. Sans doute est-ce pour cela que je ne me suis pas inquiétée tout de suite.

J’entends du bruit. Comme un souffle. Je crois qu’elle m’a retrouvée. J’ai de plus en plus de peine. Elle aspire mon être, mes forces, mon âme.

Ce matin-là, elle me suivait comme d’habitude, à gauche ou à droite, devant ou derrière selon les moments. Alors qu’elle était devant moi, elle a rosi soudainement. Juste une fraction de seconde. J’ai pensé qu’il s’agissait du reflet du soleil dans une vitre. Les jours suivants, plusieurs taches de couleur éphémères sont apparues.

Après une semaine d’instabilité, elles sont restées imprimées en permanence.  Plus les jours passaient, plus elles étaient nombreuses et chatoyantes, presque phosphorescentes. Mon ombre – mais peut-on encore appeler « ombre » ce qui est coloré ? – mon ombre a quitté sa teinte grise. Quand par hasard quelqu’un posait son regard sur elle, celle-ci se recouvrait instantanément d’un voile grisâtre. Mes amis et ma famille avaient eux aussi constaté un changement, mais il suffisait qu’ils cherchent à la fixer pour qu’elle cache son habit coloré. De nature plutôt joyeuse et créative, j’aimais cette ombre multicolore.

Un coup d’œil en haut des escaliers. C’est elle, j’en suis sûre. Elle m’attend. Ma nausée empire. Me concentrer.

J’ai commencé à perdre l’appétit. Je me sentais moins bien, mais je cherchais à me cacher que j’allais mal. J’ai pris conscience de la gravité de mon état, le jour où une de mes amies, que je voyais rarement, s’est inquiétée de ma pâleur. Malgré le soleil, ma peau était devenue de plus en plus blanche, au fur et à mesure que mon ombre se colorait.

Mon mari et mes enfants m’ont poussée à aller chez le médecin. Il m’a fait une prise de sang et m’a prescrit des vitamines et du fer. Mes résultats sanguins étaient excellents. La médecine n’y comprenait rien. J’étais déprimée, parait-il. Un peu de soleil, du repos et quelques calmants suffiraient à me remettre d’aplomb. Personne, pas même moi, n’a fait le lien avec mon ombre.

Tout s’est accéléré. Non contente d’être multicolore, elle s’est mise dans l’idée de grandir. Insensiblement. Je n’étais plus si contente de sa compagnie. Je me sentais de moins en moins bien et j’étais inquiète de mon état de santé. Ce d’autant qu’aucun spécialiste ne trouvait ce que j’avais. Mon mari tentait de me rassurer, mais je le sentais aussi soucieux.  Peut-être même davantage que moi. Il a annulé plusieurs de ses voyages pour rester près de moi.

Ce matin, quand je me suis levée, je me suis sentie vaciller. Ma tête tournait.  Mes mains tremblaient ou plutôt elles étaient instables. Par intermittence. Instables. Comme mon esprit. Lucide par intermittence.

Je suis épuisée par tout cet effort. Comme pixellisée. Mon corps, mon esprit, instables comme les taches de couleur l’étaient au début.

J’ai réussi à sortir du lit. J’ai essayé d’ignorer ce malaise. Je voulais aller travailler. Faire comme si de rien n’était. Comme tous les jours. Je ne savais pas encore.

En plein soleil. Je l’ai vue, ma belle ombre multicolore, se dresser contre moi. Se déformer. Me chuchoter des mots pixellisés que je ne comprenais pas. Elle m’a enserrée. Elle a ri. M’a enlacée, emmenée dans une danse infernale. J’ai pâli. J’ai blanchi. Froide comme la neige. Pixel. Instabilité. Elle a souri. Souri méchamment. C’est à ce moment-là que j’ai compris.

Elle prend ma place, elle dévore mes couleurs et mon être entier.

Comment est-ce possible ? Mon mari va-t-il s’apercevoir que je ne suis plus là ? Que je suis l’ombre de mon ombre ? Va-t-il trouver l’ordinateur ?

J’ai réussi à lui échapper. Profité de sa dernière once d’instabilité. Je me suis précipitée dans les escaliers. Depuis la rue. Vers l’obscurité.

Elle m’attend. En haut. Elle m’aspire. Aspire ma substance, ma mémoire. Je vais laisser l’ordinateur allumé sur les marches. On est liée. Instable. Pixellisée. Je suis. Bientôt, j’étais. Elle m’appelle. Je ne peux pas faire autrement. Elle est en haut des escaliers. Dressée. Sûre d’elle. Et moi. Mon corps. Instable. Se délite. Le gris de l’intérieur. Froid. Pix.e.l.l.i.s.é.e. Dévorées m.e.s c.o.u.l.e.u.r.s. 2 d.i.m.e.n.s.i.o.n.s. P.l.a.t.e.

 

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