L’étranger

Depuis que l’étranger est arrivé dans le village il y a trois semaines, la vie de Cléa a changé. Elle se souvient de sa venue à l’épicerie. Elle était de mauvaise humeur ce jour-là. Elle aurait préféré faire la grasse matinée et avoir de vraies vacances. Mais ses parents habitaient un petit village de montagne et ils avaient besoin de son aide pour tenir leur échoppe durant l’été.

L’homme était entré dans le magasin vers la fin de la matinée, comme n’importe quel autre touriste. Il avait posé des questions auxquelles elle n’avait pas répondu. De toute façon, ici, les étrangers n’étaient pas les bienvenus.  Les villageois s’en méfiaient. Tout ce qui venait du dehors était mauvais par définition. Elle n’avait donc pas besoin d’être aimable.

Et puis, au moment où elle lui rendait la monnaie, elle avait levé la tête et croisé son regard. Elle y avait vu l’été, la chaleur et le soleil. Elle s’était perdue dans le ciel serein de ses yeux limpides. Une douceur surprenante et agréable s’était mise à couler dans ses veines.

Une demi-heure plus tard, elle avait retrouvé l’inconnu assis sur un banc placé sous le grand tilleul de la place du village. Il était en train de terminer son pique-nique. Elle s’était cachée pour l’observer. Les autres villageois, eux aussi, l’espionnaient, dissimulés derrière les rideaux de leur fenêtre. Elle le savait.

Il était resté assis tout l’après-midi au même endroit. Avec son sac à dos posé à côté de lui. Parfois, il fermait les yeux, le visage tourné vers l’azur. A d’autres moments, il lisait un livre. Vers 16 heures, les enfants s’étaient retrouvés pour jouer au football. Les parents leur avaient recommandé de ne pas parler à l’inconnu. De temps à autre, l’étranger leur renvoyait la balle qui atterrissait près de lui. Le soir, il avait quitté le village, mais il était revenu le lendemain matin. Nul ne savait où il avait passé la nuit. Les enfants s’étaient approchés un peu plus de lui.

Le troisième jour, ils s’étaient mis à jouer au football avec lui. Puis quand ceux-ci s’étaient bien dépensés, l’homme leur avait raconté des légendes. Cléa avait fini par s’asseoir par terre avec les enfants pour écouter le conteur. Elle ressentait une véritable fascination à son égard. Peu à peu, d’autres adultes l’avaient rejointe et tous avaient fini par apprécier l’étranger. De temps à autre, les enfants partaient avec lui dans les collines environnantes pour apprendre le secret des plantes, des insectes et des animaux sauvages. Il leur enseignait à communiquer avec les bêtes et à se repérer dans la nature. L’atmosphère du village avait changé.

Comme chaque fin d’après-midi, Cléa écoute avec intérêt les histoires du conteur. Lorsqu’il a fini, elle rentre chez elle en sautillant, comme une enfant. Le cœur en fête. Elle mange avec ses parents, discute avec eux, ce qui lui arrive rarement depuis qu’elle étudie à l’université. Elle s’apprête à se coucher, quand on tambourine à la porte d’entrée. Ses parents vont ouvrir. Elle les entend discuter.

— Cléa, viens, hurle sa mère. Les enfants d’Elodie ont disparu.

La jeune fille descend, enfile sa veste et rejoint les nombreux villageois qui sont rassemblés sur la place. Tous sont équipés de lampes de poche. Ils fouillent le village d’abord, puis étendent leurs recherches aux collines environnantes. Ils crient à intervalles réguliers les prénoms des enfants. En vain.

Elodie, la maman des enfants perdus, s’inquiète, imagine le pire. Malgré elle, elle songe à l’étranger. Il a disparu, comme chaque soir. Mais va-t-il revenir ? Après tout, personne ne sait qui il est véritablement.

Les villageois cherchent le frère et la sœur jusqu’à tard dans la nuit. A l’aube, quand ils reprennent leurs recherches, ils pensent tous la même chose, sans oser le dire à haute voix. Même Cléa. Ils se retrouvent sur la place, en milieu de matinée, pour faire le point, quand l’étranger réapparaît. Elodie se précipite sur lui.

— C’est vous qui les avez enlevés. Qu’est-ce que vous en avez fait ?

La mère, hystérique, se met à frapper l’homme de ses poings. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Il tente de l’apaiser d’un geste, il veut lui parler, mais la colère de la femme est telle, qu’il renonce. Il lui tourne le dos prêt à s’en aller.

— Tu crois qu’on va te laisser partir comme ça, vocifère un villageois.

« Pourquoi tu ne leur réponds pas ? se demande Cléa. Est-ce que c’est vraiment toi ? » Menaçante, la populace s’approche de lui et l’encercle, lui ôtant toute possibilité de s’enfuir. La jeune fille, en retrait, des larmes dans les yeux, crie à la foule de s’arrêter. Personne ne l’entend.

Un habitant saisit l’homme par le col de son polo, le secoue puis le jette à terre. Il se met à le rouer de coups de pieds. Tous s’y mettent. L’homme tente de se protéger la tête avec ses mains. Il est redevenu l’inconnu qu’il était, quand il est arrivé trois semaines plus tôt. Il ne se défend pas. Il attend la fin.

Elodie est la première à apercevoir ses enfants qui surgissent du bout de la rue. La fillette porte son petit frère sur son dos. L’un de ses pieds sans chaussure est entouré d’un bandage de fortune créé avec la chemise de la jeune fille. Son visage est égratigné. La mère se précipite vers eux. Prend son fils dans ses bras.

– Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

– On voulait prendre un raccourci pour rentrer et on s’est perdu. Et puis, Christian est tombé dans un trou et s’est fait mal au pied.

Les villageois relèvent l’homme. En sang. Gênés, ils s’excusent maladroitement. Veulent l’inviter pour se faire pardonner. Mais Cléa sait qu’il ne peut pas rester. Pour les siens, il sera toujours un étranger, un coupable. Elle s’approche de lui pour le soigner. Quand elle a terminé, l’inconnu lui adresse un dernier sourire avant de s’éloigner pour toujours.

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