Les lavandières de la nuit

— Alors, ta randonnée en solitaire ? demande Philippe.

Jérémie, troublé, tourne le dos à son ami et se dirige vers le buffet. En passant devant la fenêtre, il croit apercevoir une ombre à l’extérieur, qui disparait aussitôt. Le jeune homme frissonne. Aujourd’hui, c’est le jour de la remise des diplômes. Il devrait se sentir heureux. Le hall de l’université bruisse des multiples conversations estudiantines. Les parents viennent de partir et les étudiants se retrouvent entre eux, pour fêter. Philippe rattrape son ami.

— Raconte.

Jérémie prend un sandwich. Une heure avant, il avait voulu intéresser son ami en lui laissant entendre qu’il avait vécu quelque chose d’exceptionnel durant son voyage. Mais à présent, la nuit qui tombe l’oppresse. Il aimerait mieux s’amuser et ne pas y penser.

« C’était rien de spécial. »

Au moment, où il prononce ces mots, il revoit la silhouette derrière la vitre.

« Qu’est-ce que tu as, vieux ? Tu es bizarre. »

Jérémie ne répond pas. Il jette encore un coup d’œil par la fenêtre. Il n’y a plus personne.

« Allons prendre l’air. Ça te fera du bien. »

Les deux étudiants enfilent leur manteau et sortent.

Ils marchent un moment sans parler. Une fois arrivé au bord du lac, ils s’assoient sur banc. Le soleil vient de se coucher et laisse des traînées rougeâtres dans le ciel. Une légère brume flotte au-dessus de l’étendue d’eau. Angoissé, Jérémie hésite un instant, puis se lance.

« Quand je suis parti de Castellane, le temps était magnifique. J’avançais facilement, j’étais enthousiaste. L’air pur, le soleil, la beauté du paysage… En milieu d’après-midi, le ciel s’est obscurci brusquement. Il s’est mis à pleuvoir des trombes. Des éclairs tombaient tout autour de moi. J’ai quitté le chemin que je suivais sur la crête, pour me mettre à l’abri au milieu des rochers. Quand l’orage s’est arrêté, j’étais perdu. Je n’avais plus de réseau. J’ai marché au hasard jusqu’au soir. J’étais fatigué et mes habits étaient humides. J’allais dresser ma tente, quand j’ai aperçu un village à une centaine de mètres au-dessus de moi. Je rêvais d’un bon lit et d’un verre de limonade.

Il n’y avait que quelques maisons. Pas de route. Juste un chemin de terre semé de détritus. J’avais l’impression d’atterrir en plein Moyen Âge. J’ai croisé une femme qui travaillait dans un jardin potager. Je lui ai demandé s’il y avait un endroit où je pourrais manger et dormir.  Sans rien dire, elle a désigné une maison un peu plus loin.

C’était une sorte de café avec une table ronde et rouillée qui trônait devant l’entrée. Je suis entré. Il faisait sombre. Derrière le comptoir, il y avait un gars avec une barbe grise et sale et, dans la salle, deux hommes, assis devant des pichets de bière brune. Ils me regardaient. Pas vraiment sympas. J’ai demandé une limonade, mais il n’en avait pas. J’ai grignoté un bout de pain sec et bu un verre de vin rouge. Une véritable piquette. J’ai essayé d’engager la conversation. Rien à faire. Il m’a même pas dit où j’étais. Juste que je pouvais dormir dans la grange à côté.

A un moment donné, les deux autres clients se sont levés brusquement et sont partis, comme s’ils étaient pressés. Le vieux du bar, affolé, m’a emmené dans mon palace rempli de foin.

Juste avant de me laisser, il m’a dit :

— Feriez mieux de pas sortir cette nuit… »

J’ai voulu lui poser des questions, mais il est rentré se barricader. J’étais fatigué, mais j’ai eu un peu de mal à m’endormir. A trois heures du matin, j’ai été réveillé par des coups qui venaient de la rue et des voix de femmes qui chantaient. Curieux, je me suis levé et j’ai entrouvert la porte de la grange, mais il n’y avait personne. La lune était pleine. J’ai enfilé mes chaussures et ma veste et je suis sorti. Au bout du chemin, j’ai trouvé les femmes autour d’une fontaine. Elles étaient cinq, d’un âge certain. Elles portaient de longues robes blanches et lavaient des draps en les frappant avec des sortes de battes de baseball. Je les ai saluées. Elles ont arrêté de chanter et m’ont fixé d’un air qui m’a mis mal à l’aise. J’allais repartir quand une vieille m’a saisi le bras et m’a dit :

— Pourriez pas m’aider à essorer le linge ?

Elle avait une sacrée poigne. J’ai pris le bout de drap qu’elle me tendait. Elle s’est remise à fredonner, avec les autres. Des paroles que je ne comprenais pas. Alors que je tordais les draps avec la vieille, j’ai commencé à me sentir oppressé. Tout mon corps me faisait mal. J’ai fini par lâcher les draps. Ils se sont dressés face à moi, comme s’ils avaient pris vie.  Ils se sont enroulés autour de mon corps, en m’écrasant peu à peu. Je n’arrivais pas à m’en débarrasser. J’ai essayé de crier. Aucun son ne sortait. Les sorcières continuaient à chanter. Je n’arrivais plus à respirer. Je suis tombé par terre.

Au moment où je me voyais mourir, une petite fille, revêtue d’une robe blanche, a surgi de la fontaine. Toute droite. Dégoulinante. Comme si elle était tirée par un fil invisible accroché au sommet de son crâne. Elle est restée un instant en lévitation au-dessus du bassin, puis elle a glissé vers moi sans toucher le sol. En l’apercevant, les autres femmes ont eu un mouvement de recul. Elles avaient l’air surpris, même effrayé. Les draps se sont légèrement desserrés. La fille est venue vers moi et m’a chuchoté à l’oreille : « Elles m’ont tuée. Promets de m’épouser et je te sauverai. Pour toi, je ressusciterai ». J’ai promis. J’aurais dit oui à n’importe quoi, pour vivre. Les draps sont tombés. Et la fillette m’a crié : « Cours dans le champ labouré. Elles ne pourront pas t’y suivre. Je te retrouverai. N’aie crainte… ». Je me suis enfui, en laissant tout derrière moi. »

Jérémie se tait. Philippe éclate de rire, puis l’applaudit.

– Alors là, tu as fait fort. J’y ai presque cru à ton histoire. Je ne te connaissais pas un tel don de conteur.

Les traits tirés, Jérémie tente un sourire, puis se lève. Dans le bosquet d’arbres, juste derrière son ami, il aperçoit la silhouette de l’enfant. Son regard vide le fixe avec insistance.

Commentaire

Cette nouvelle est basée sur la légende du même nom, à savoir les lavandières de la nuit. J’ai fait toute une recherche sur les différentes versions de cette légende. Il s’agit toujours de femmes que des hommes rencontrent au milieu de la nuit, alors qu’elles lavent du linge dans une fontaine. Elles leur demandent de les aider à tordre le linge et lorsqu’ils le font, elles les brisent et les tuent. Dans certaines des versions, ce sont des mères infanticides qui sont condamnées à laver éternellement le drap ensanglanté qui a enveloppé l’enfant tué.

J’ai bien sûr imaginé l’histoire de l’étudiant. J’ai rajouté également l’apparition de l’enfant qui surgit de la fontaine et qui le sauve des méchantes vieilles lavandières.

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