Le rayon de soleil

Amandine est une secrétaire parmi des millions d’autres. Tous les jours, elle tape des lettres dictées par son chef. Depuis longtemps, elle n’a plus besoin de regarder les touches de son clavier. Elle va chercher le courrier, le distribue aux collaborateurs, photocopie d’épais dossiers, répond aux appels téléphoniques, aux courriels et exécute les moindres désirs de son patron. Elle est devenue secrétaire par obligation, sans envie. Divorcée à 35 ans, elle s’est mise à travailler pour gagner sa vie. Un job alimentaire comme un autre. Elle s’est résignée. Elle a oublié ses rêves et ses ambitions. Elle s’est oubliée elle-même et ne s’en est même pas aperçue. Dix ans ont passé.

Ses journées sont toutes pareilles. Elle se réveille à 5h30, se lève sans attendre, se douche, puis s’habille avec les vêtements qu’elle a préparés la veille au soir sur une chaise. Sans réfléchir. Ce qu’elle a décidé, elle ne s’autorise pas à le changer. Toujours en gris ou en noir. Un tailleur avec un chemisier couleur crème, une veste assortie à ses pantalons ou à sa jupe au-dessous des genoux. L’uniforme idéal pour prouver son sérieux et ses compétences.

Ce matin, comme d’habitude, elle prend son téléphone portable. Elle le met dans son sac à main qu’elle pose sur la commode à l’entrée de son appartement. Pas une seule fois, elle n’a songé qu’il lui était devenu inutile. Elle n’a pas eu d’enfants et n’a plus d’amis. Pas le temps. Trop fatiguée. Mais même à ça, elle ne pense pas. 

Elle va à la cuisine pour boire son café. Toujours debout. En vitesse. Son chat se précipite vers elle et miaule. Elle lui dit des mots doux et pose sa gamelle pleine devant lui. Elle sourit pour la seule fois de la journée.

Quand elle a mis sa tasse vide dans le lave-vaisselle, elle est prête à partir. A l’entrée, elle chausse ses escarpins qui lui font mal aux pieds. Une quasi obligation dans sa position. Elle prend son sac à main, en sort son trousseau de clés, ouvre la porte d’entrée et juste avant de la refermer, envoie dans les airs un bisou au minou.

– A ce soir, Le Chat. Sois sage.

Amandine fait démarrer sa voiture, allume la radio. Il est 6h30. Elle pleure un peu. Des larmes qui coulent toute seules, elle ne sait pas pourquoi. C’est comme ça.
A sept heures, elle arrive la première au bureau. Elle ouvre toutes les fenêtres, allume son ordinateur, lit les nombreux courriels que son patron lui a envoyés pendant la nuit, avec une liste de tâches à accomplir avant son arrivée. « Répondre à la lettre de Madame Diserens, inviter le préfet à un déjeuner, résumer un rapport financier après l’avoir photocopié en quatre exemplaires, réserver une salle de réunion… »

Amandine s’attaque à la première tâche. Sans état d’âme. Entretemps, ses collègues arrivent.

– Bonjour Amandine.

Et elle, de les saluer en retour. Quelques-uns, toujours les mêmes, rajoutent :

– T’as dormi là ?

Elle ne répond pas. Depuis longtemps, le gag ne la fait plus rire. Elle travaille beaucoup, c’est vrai. Elle termine à huit heures du soir, quand ce n’est pas dix heures. Mais elle persiste à venir le matin à l’aube. Ses heures supplémentaires ne lui sont pas payées et son salaire est loin d’être à la hauteur de ses compétences. Elle le sait, mais elle a renoncé à demander une augmentation et à compter ses heures. Elle n’a rien d’autre dans sa vie.

A neuf heures et demie, son patron arrive.

– Vous avez fait ce que je vous ai demandé ?

Pas un bonjour, ni un merci.

A dix heures, séance importante. Elle prépare le café pour son chef et les personnalités qui l’accompagnent. Elle prendra le procès-verbal.

– Elle n’est pas très souriante, votre secrétaire.

Amandine entend la réflexion du bonhomme au moment où elle surgit dans l’encadrement de la porte. Avec son plateau et ses tasses de café tiède. Elle s’arrête et attend une réponse qui ne vient pas.

Dans le bâtiment en face, une fenêtre s’ouvre et reflète un rayon de soleil qui éclaire un instant le visage de la secrétaire. Chaud. Lumineux. Nouveau.

– Amandine, qu’est-ce que vous faites, plantée là ? Venez nous servir !

Lentement, Amandine se tourne vers le directeur. Elle contemple tous ces hommes si importants, aux costumes sombres, étranglés par leur cravate. Tous la fixent, interloqués, un peu désarçonnés par ce regard qui s’est illuminé. Et soudain, la secrétaire éclate de rire. Un fou rire, venu du passé, tourné vers l’avenir. Un fou rire qui n’en finit pas. Un fou rire de joie et de délivrance. Elle lâche le plateau avec toutes les tasses qui s’écrasent au sol et dont le contenu éclabousse en un feu d’artifice l’importance de ces hommes.

Elle passe dans son bureau, prend son sac à main et s’en va. Elle dévale les escaliers quatre à quatre, à pieds nus, ses chaussures à talon à la main. Le sourire dans chacune des parcelles de son corps. Son coeur s’épanouit et se répand dans les rues de la ville. Elle court à la poursuite du rayon de soleil, son coeur la précédant de quelques pas. Elle le retrouve en haut d’une colline et lui offre son visage. Renaissance.

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