La boussole

  • Ralentis !
  • J’y peux rien, c’est lui qui tire… Il a l’air pressé tout d’un coup.

Jo regarde le simplet qui court de façon désordonnée, cramponné à la barre du caddie, et le garçon qui cavale à côté de lui. Essoufflé, Jo ralentit. Comment ai-je pu me laisser embarquer dans cette histoire ? »

Tout avait commencé deux jours avant. Alors qu’il rangeait les rayons du supermarché dans lequel il travaillait, Jo avait vu venir Pierrot, tout affolé. Les caddies, y sont malades. Z’ont éternué.

  • Les caddies ne peuvent pas éternuer, lui avait rétorqué Jo.

Mais Pierrot ne cessait de répéter : Y sont malades. C’est vrai.

Quand ils étaient rentrés, le garçon, Momo, lui avait dit : C’est normal, avec tout c’que les bourges y mettent.

Jo connait Pierrot depuis l’enfance. Il l’a toujours défendu des moqueries des autres. Il lui a même fait une place dans son appartement, quand ses parents sont décédés brusquement. Momo, lui, a été déposé devant l’entrée de l’immeuble, quand il avait environ 3 ans. Sans un mot d’explication. Personne ne savait à qui il était et nul n’avait songé à l’inscrire à la commune. Les habitants s’en occupaient à tour de rôle. Mais Momo passait la plupart du temps chez Jo qu’il avait fini par appeler « papa ».

Le lendemain, le premier chariot avait disparu. Personne ne s’en était aperçu, sauf Pierrot, qui était préposé au rangement des caddies. Il est allé chez le toubib, qu’avait fait Momo, le soir. Au matin du troisième jour, il n’y avait plus ni paniers, ni caddies devant le magasin. La police était là. Les employés avaient été renvoyés chez eux.

A leur retour, Jo et Pierrot avaient trouvé un chariot devant l’immeuble. Avec un rétroviseur et une boussole accrochés à la barre de poussée. A l’intérieur, un soulier gauche démesuré, qu’ils n’avaient pas réussi à extraire. C’est un signe ! Faut y aller, avait dit le petit. Pierrot avait applaudi. Aller où ? avait rétorqué Jo. Ce n’est que plus tard qu’il avait compris, à cause de la boussole. Jo pensait qu’ils se contenteraient de faire le tour du quartier… Mais ils avaient fini par sortir de la ville. Pierrot était accroché à la barre du caddie, marchant de plus en plus vite. Jo avait tenté de les faire revenir. En vain.

  • Attendez-moi !

Les deux autres ne l’écoutent pas. Ils quittent la route. Se retrouvent en plein champ. Le chariot semble voler au-dessus des herbes et des cailloux, tandis qu’ils dévalent la pente. En bas, dans la petite vallée, l’immobile serpent gris d’une rivière. Jo se remet à courir. Se demande comment il va les rattraper, quand soudain, les deux s’arrêtent brusquement devant le cours d’eau. Jo les rattrape.

  • Qu’est-ce qui vous prend de courir comme ça ? Assez rigolé. On rentre maintenant.

La voix de Jo est autoritaire. Pierrot et l’enfant échangent un regard. Il y comprend rien. Jo pose ses mains sur la barre du caddie, prêt à faire demi-tour. Seulement, les roues sont embourbées. Jo se résigne à traverser la rivière. Le caddie semble flotter au-dessus de la surface, tandis que Jo s’enfonce. Il a de l’eau jusqu’à la taille. Une fois de l’autre côté, trempé, il veut faire demi-tour. La boussole s’affole. Le chariot résiste, n’en fait qu’à sa tête et se dirige vers la montagne, entraînant Jo à sa suite. La boussole se calme.

  • Il bouge tout seul. Je peux pas enlever les mains, s’effraie Jo, tandis que les deux autres rigolent et courent à côté de lui.

Le chariot accélère. Pierrot et Momo peinent à suivre. Jo jette un coup d’œil dans le rétroviseur. Il ne les voit pas. A la place, un temple grec,  posé au milieu de nulle part. Choqué, l’homme se retourne, manque de trébucher. Son pote et le petit sont derrière lui à galoper comme ils peuvent. Coup d’œil dans le rétroviseur. Temple grec. Comment est-ce possible ? Pierrot tente un virage, la boussole perd la boule, le caddie bloque. Jo, qui ne s’y attend pas, se trouve projeté à l’intérieur, la tête la première dans la chaussure. Les deux autres ont les côtes qui pètent à force de rire. Jo gigote. Pierrot finit par l’extraire du soulier.

Jo regarde le caddie avec méfiance, hésite à en toucher la barre de poussée, puis cède. Le chariot repart en direction de la montagne.

Le chemin devient de plus en plus étroit, de plus en plus raide, mais la charrette infernale n’en a que faire. L’homme n’est plus qu’une marionnette désarticulée. Ses poumons sont au bord de l’explosion, son cœur cogne.

Loin derrière, Pierrot et Momo. Jo est au bord de l’évanouissement, quand le caddie s’arrête devant une falaise, qui s’ouvre sur un val étroit et goudronné. Jo reprend ses esprits et son souffle. La machine repart lentement.

Pierrot et Momo rejoignent Jo au moment où il sort du canyon.

  • C’est la magie, s’exclame Momo.

Pierrot applaudit. Jo en perd ses mots. Le caddie lâche enfin Jo et s’en va retrouver les centaines d’autres de ces congénères métamorphosés, multicolores, joyeux. Tous ensemble, imbriqués les uns dans les autres, ils forment une gigantesque sculpture à rouages, crachant de petites cascades d’eau. Des dizaines des chevaux miniatures caracolent au milieu de la sculpture, accompagnés de gymnastes qui tourbillonnent et dansent sur les barres des caddies revisités. Au sommet, un temple grec avec la statue d’un homme auquel, il manque le pied gauche. Entre ses mains, il tient un serpent.

  • C’est la magie, répète Momo. Il les a guéris. Il faut lui rendre son soulier.
  • Guéri ? La chaussure de qui, demande Jo qui n’y comprend plus rien.
  • Il a guéri les chariots de leur indigestion.
  • C’est n’importe quoi.

Quand ils repartent quelques heures plus tard, le long du macadam, dans la lumière couleur métal, pataugeant dans la cendre de leurs malheurs défunts, la statue est chaussée. Ils n’ont plus envie de retourner dans la ville qui fut la leur, préférant se laisser guider par un drôle de chariot et sa boussole.

  • Bon, alors, ça sera quoi, maintenant ? demande Momo, qui jette un coup d’œil dans le rétroviseur.

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