C’est de votre faute, après tout

Tout a commencé par une ombre qui, pendant un instant, a obscurci l’écran de mon ordinateur, encore vierge d’écriture. Je me suis retournée. Il n’y avait personne derrière moi. J’ai ri toute seule de mon imagination qui pourtant me faisait défaut ce jour-là. J’avais une bonne dizaine de documents ouverts, avec des débuts d’histoires qui ne m’inspiraient pas.

Nouvelle ombre sur mon écran. Souffle glacial dans ma nuque. Conclusion : l’ombre était réelle. Elle s’est brusquement dressée derrière moi, comme pour regarder par-dessus mon épaule. J’ai sursauté. Réfléchi un instant. D’habitude, les ombres restaient collées au sol ou sur les murs. Était-ce normal que celle-ci se dressât dans les airs ? J’ai décidé que non et me suis autorisée à crier. L’ombre a fait un bond en arrière, a trébuché et s’est enfuie. De quoi avait-elle peur ?

Le lendemain matin, un policier a sonné à ma porte. En le voyant, j’ai failli éclater de rire. Mégot de cigarette coincé entre les lèvres, bouteille de vodka dépassant de la poche de son pardessus, il ne paraissait pas très sérieux. Une véritable caricature. Il me faudrait le réutiliser dans une de mes histoires.

  • Vous êtes coupable. Veuillez me suivre.
  • Pardon ?
  • J’ai dit: vous êtes coupable, veuillez me suivre.
  • On ne peut être coupable de quelque chose sans avoir été jugé, rétorquai-je. Et d’abord, de quoi m’accusez-vous ? J’ai toujours respecté les lois.
  • Abandon de personnages et bien d’autres choses encore.

J’ai regardé derrière le bonhomme.

  • Elle est où la caméra ?
  • La caméra ?
  • Oui, elle est quelque part. C’est un gag.
  • C’est très sérieux. Peut-être « coupable » n’est pas le mot. C’est de votre faute, après tout.

Comment ça de ma faute ? Derrière le policier, deux autres bonhommes apparurent. Comme ils n’avaient pas l’air commodes, je les ai suivis, songeant que c’était une perte de temps, une lamentable erreur judiciaire, que tout allait être réglé dans l’heure.

Ils m’ont emmenée directement au tribunal. Ne comprenaient-ils donc pas que c’était illégal ? Et l’avocat auquel j’avais droit ? Quand je leur ai posé la question, indignée, ils m’ont répondu : « c’est de votre faute, après tout. »

Ils m’ont placée dans le box des accusés. Il y avait un juge, mais pas de jurés, ni avocat, ni procureur. Juste un greffier pour prendre le procès-verbal sur une drôle de machine ronde.

J’ai protesté encore une fois. En vain (c’est de votre faute, après tout). La loi n’avait pas l’air de les intéresser. Pas plus que mes relations, le président de la république, le chef du monde et tout ce qui m’a traversé la tête. Même mon chat, je l’ai cité, en disant qu’il était féroce et allait les manger, quand il saurait. Le pire, c’est qu’ils n’ont même pas souri.

Le juge a commencé d’emblée :

  • Vous êtes coupable et condamnée.
  • Comment ?

Je cherchais dans le public quelqu’un qui puisse intervenir, qui se rende compte de l’absurdité de la situation, quelqu’un qui ne soit pas fou. La foule restait muette. Je me suis sentie un peu mal à l’aise. Comme un air de déjà vu. Toutes les personnes présentes étaient étranges. Des caricatures. Un peu comme mon policier. Ils me regardaient tous fixement et avaient l’air d’être fâchés.

  • Est-ce que vous pourriez m’expliquer de quoi je suis accusée, avant de me déclarer coupable ?

Le juge avait l’air surpris.

  • Je dois d’abord vous accuser ?

Désemparé, le juge fit signe à quelqu’un dans l’assistance de s’approcher. C’était l’ombre qui était apparue chez moi, tantôt.

Le magistrat lui chuchota quelque chose. Elle s’approcha de moi.

  • Pourquoi est-ce que vous m’avez transformée ?

De quoi est-ce qu’elle parlait ? Etais-je donc en possession d’un pouvoir que j’ignorais ? Je me suis mise à rire. Seule. Encore.

  • Je me préférais dans la première version. J’étais en couleurs, heureuse, libre, au soleil. J’exige que vous me réintégriez dans la première version et que vous supprimiez celle-là.

Était-ce possible que… Mais non. Les personnages ne peuvent sortir du support dans lequel ils ont été emprisonnés. Et pourtant… cette caricature de policier, je l’avais déjà utilisée dans une de mes histoires. Je m’en souvenais à présent. Comme cette femme exigeante que j’avais fusionnée avec son ombre. J’ai essayé de lui expliquer que je n’y pouvais rien. Que j’avais des consignes à respecter. De toute façon, je ne pouvais pas deviner qu’elle allait s’incarner pour de vrai.

Un autre de mes personnages est venu à la barre. Un trader. Il me reprochait son caractère impitoyable et sa fin pitoyable. Emprisonné à cause d’un enfant ! Il avait l’avenir devant lui, il aurait pu devenir le roi du monde. Il hurlait à la barre et me jetait des regards terrifiants.

Tous mes personnages ont défilé à la barre. Chacun avec des revendications plus ou moins justifiées, m’accusant de l’incohérence de leurs actions, de ne pas m’être assez documentée ou de ne pas avoir la fin qu’ils méritaient. Les pires étaient ceux dont je n’avais pas terminé les histoires. Ils étaient condamnés à revivre perpétuellement des bouts de phrases ou d’histoires inachevées. Ils me parlaient du vide monstrueux qui les happait en plein milieu d’une page, avant de les propulser en début d’histoire.

 J’ai promis de faire plus attention, en songeant à tous les documents encore ouverts sur mon ordinateur. Sitôt rentrée, je les supprimerai purement et simplement. Je me levai, me dirigeai vers la sortie. Personne pour me retenir. Juste avant de quitter la salle, j’ai éclaté de rire. Ils croyaient quoi, tous ces personnages. C’est moi le maître. Ils ne pouvaient pas me dicter mon écriture.

  • Vous êtes coupable et condamnée, dit le juge.

Je sursaute et ne peux m’empêcher de dire :

  • Comment ?

Je cherche dans le public quelqu’un qui puisse intervenir, qui se rende compte de l’absurdité de la situation, quelqu’un qui ne soit pas fou. La foule reste muette. Je me sens un peu mal à l’aise. Comme un air de déjà lu…

C’est de ma faute, après tout.

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