Incompatibles

Quand ma fiancée m’a présenté sa meilleure amie, Julie, j’ai tout de suite pensé qu’elle était faite pour mon pote, François. Elle est jolie, intelligente, drôle et ne se prend pas au sérieux. Jolie, c’est pas trop important, parce qu’il est aveugle. Mais il est essentiel qu’une femme sente bon. Comme Julie. Cependant, elle a un défaut: sa voix. Julie est sourde de naissance et elle porte un appareil auditif. Du coup, elle parle bizarrement.

Pour surmonter cet écueil, je leur organise un rendez-vous près d’une cascade. Pour atténuer l’effet de sa voix. Curieux, je me cache derrière un rocher, pour voir si ma stratégie fonctionne.

Julie ouvre la bouche, dit à peine quelques mots que je vois mon François se raidir. C’est tout juste s’il ne se bouche pas les oreilles. C’est un fiasco. Quand elle lui demande : « qu’est-ce que vous en pensez » et qu’il répond : « Moi non plus je n’aime pas les gens qui crachent sur le trottoir », j’ai honte pour lui. Elle lui parlait de ses études de philosophie.

Quand je retrouve François un peu plus tard, il reconnaît l’échec de cette première rencontre.

– Je suis désolé, mais franchement, elle crachait ses phrases, comme si elles la dégoûtaient. Je n’ai pas réussi à l’écouter. Le pire, c’est cette cascade qui amplifiait tout.

Là, j’avais merdé… moi qui croyais que ça aiderait… Il n’ose pas me raconter les détails. Finalement, je lui avoue qu’elle est sourde. Quand il réalise sa méprise, il pâlit. C’est tout juste si je ne dois pas le retenir de tomber. Et moi qui en rajoute une couche :

– Fais un effort ! Elle est géniale.

Évidemment, il accepte de la revoir. Par contre, je suis moins sûr que Julie soit d’accord.

Elle a certes flashé sur François, mais ne veut plus en entendre parler. Ma fiancée finit par l’amadouer en lui racontant qu’il est sujet à des angoisses soudaines et qu’il s’enferme parfois dans son monde, en pensant à sa mère décédée, mais qu’il est vraiment génial.

Cette fois, le lieu de rencontre est le jardin de la maison de mes parents. Tranquille, sans bruit parasite.

Sauf qu’un rossignol se met à chanter quand Julie ouvre la bouche. L’horreur. Le contraste est trop fort. Caché derrière un arbre, un peu plus loin, je vois mon pote se contorsionner, tiraillé par l’envie d’entendre l’oiseau chanter et celui de se boucher les oreilles, à cause de Julie. Ils sont vraiment incompatibles.

Je songe à m’éclipser, quand Julie s’interrompt au milieu d’une phrase. Elle a dû, elle aussi, réaliser l’attitude de François. Je la vois fouiller dans son sac. J’imagine le pire. Un crime passionnel avant la passion. Elle va sortir un pistolet, je veux me précipiter pour protéger mon ami au péril de ma vie, quand je la vois dégainer son téléphone portable. Elle tape sur le clavier à toute vitesse. Est-ce qu’elle a compris que François est aveugle et ne pourra pas lire son message ? Quand elle a terminé, elle enclenche le lecteur vocal. Je dois admettre que la voix mécanique est nettement plus agréable que la sienne. « Je sais que ma voix est bizarre. Je pensais qu’avec vous ce serait différent. Mais c’était stupide. Cela ne pouvait être que pire. » Des larmes dégringolent silencieusement le long de ses joues. François ne dit rien. Elle s’apprête à partir, mais il la retient pas le bras. Il hume son parfum, avance sa main vers son visage, l’explore du bout des doigts, goûte ses larmes, puis dépose un baiser léger sur ses lèvres.

– J’inventerai pour vous un appareil qui rendra votre voix plus belle que celle du rossignol.

Elle sourit comme un arc-en-ciel à travers ses larmes. Je sais que François tiendra parole, car il est à la fois informaticien et musicien.

Coussin et coussinets

Il y a longtemps, quelque part au fond du néant, Dieu rêvassait, couché sur le coussin que sa femme lui avait façonné. Déesse, son épouse, était somptueuse. Il l’adorait, mais elle l’agaçait prodigieusement. Elle était hyperactive, il préférait paresser. Elle passait son temps à modifier leur lieu d’éternité, il n’aimait pas le changement. Elle imaginait sans cesse de nouveaux objets, il détestait la nouveauté. Il n’aurait rien trouvé à redire, si au moins, elle le laissait tranquille. Mais elle le bousculait perpétuellement.

Un jour, exaspéré par son énergie bouillonnante, il sortit de son flegme légendaire. Il hurla contre Déesse, qui, surprise par un tel débordement, courut s’enfermer dans l’atelier qu’elle s’était créé. La rage de Dieu fut telle qu’elle fit exploser le néant en un nombre infini de parcelles de matière. C’est ainsi qu’il créa les étoiles et les planètes. Malgré lui. Sans y penser. Épuisé par cet accès de colère, il retourna s’étendre sur sa couche. Toutes ces étoiles lumineuses au milieu de la nuit et la terre blanche, toute proche, au cœur de l’obscurité sidérale, l’invitaient à la rêverie.

Déesse n’était pas ressortie de son atelier depuis le big-bang marital impromptu. Au début, il ne s’en inquiéta pas, trop heureux d’avoir gagné un peu de paix. Elle boudait sûrement. Elle n’avait pas apprécié qu’il se fâchât contre elle. Pas grave. De toute façon, il était bien plus tranquille sans elle.

Le temps passa. Déesse ne réapparaissait pas. Il commença à bouillir intérieurement. Elle exagérait. Mais, comme il avait peur des conséquences d’une nouvelle colère, il se maîtrisa. Les jours, les semaines s’écoulèrent. Toujours aucun signe de son épouse. Elle lui manquait. Il regrettait son hyperactivité et n’avait plus autant de plaisir à paresser, sans elle à ses côtés. Sa fierté, pourtant, lui interdisait de faire le premier pas. Combien d’objets inutiles avait-elle encore pu créer ?

Incapable de rester tranquille pour la première fois de son éternité, Dieu marchait de long en large devant la grande baie vitrée qui donnait sur la Terre, voisine. De temps en temps, il y jetait un coup d’œil. Elle était blanche. Trop. Son regard tomba sur les bols de couleurs que sa femme avait inventés un jour. Et s’il lui mettait un peu de couleur, à la Terre ? Déesse serait contente qu’il utilisât son invention et lui pardonnerait sa colère. Il prit des pots de bleu et les jeta dans sa direction.  La teinte océane s’étala de façon non uniforme autour du globe. C’était bien plus joli. Oubliant d’un seul coup son orgueil, il alla gratter à la porte de l’atelier. Il fallait absolument que Déesse voie ça !

  • Ouvre vite. Viens voir ma création.

Déesse exigea des excuses, avant de se décider à venir contempler son œuvre.

  • Elle est très bleue, ta Terre… Un peu trop…

Déçu, Dieu se remit à l’ouvrage. Quelques pots de peinture plus tard, il se précipita vers l’atelier de sa femme.

  • Viens voir ! C’est beaucoup plus joli maintenant !

Déesse, bien que légèrement agacée, sortit de son atelier, considéra la Terre un instant.

  • Alors, qu’est-ce que tu en penses ? J’ai rajouté du brun, du vert, du jaune et même du rouge.
  • C’est bien. Mais cela manque de vie.
  • De vie ?

Perplexe, Dieu retourna se coucher sur son coussin pour réfléchir. Dieu était vie, Déesse était vie. Comment pourrait-il rendre vivante sa peinture ? L’idée était séduisante. Pendant des jours, il chercha l’inspiration tout en fixant le globe terrestre de ses yeux félins. L’intensité de son regard réchauffa le cœur de la Terre. Sa surface devint humide, le bleu devint océan, le gris, rocher, le rouge, volcan, le vert et le brun, végétal. Dieu comprit alors ce qu’il manquait à sa Terre et se remit au travail. Il détacha des morceaux de boue de la surface terrestre et façonna de petites créatures. Sans réfléchir. Sans relâche. Lorsqu’il en eut suffisamment, il souffla sur les unes et les autres, et chacune se mit en mouvement, respirant le parfum de la vie. Elles seraient capables de proliférer, seules, et de s’adapter à leur environnement, sans qu’il ait à s’en occuper.

Très content de lui, Dieu retourna voir son âme sœur.

  • Cette fois-ci, tu vas être fière de moi.

Déesse ouvrit la porte qu’elle s’empressa de refermer derrière elle. Surpris de son attitude, Dieu ne lui fit néanmoins aucune réflexion, tant il était pressé de montrer son chef-d’œuvre à Déesse, qui, cette fois-ci, se montra impressionnée. La Terre de Dieu était belle.

  • Il y manque encore quelque chose, mais c’est moi qui vais m’en charger.

Dieu supplia de lui dire ce qu’elle voulait y rajouter, mais Déesse refusa de lui répondre.

Pendant des semaines, elle travailla dans son atelier. Et tous les jours, Dieu grattait à sa porte pour qu’elle le laissât entrer. Mais elle s’y refusait. Au début, Déesse lui répondait avec douceur, un sourire dans la voix, lui demandant de patienter. Au bout de quelques jours, elle renonça à lui parler. Il eut beau pleurnicher, gémir, grogner, menacer, elle restait inflexible. Il finit par croire qu’elle ne lui ouvrirait jamais. Avait-il seulement rêvé cette merveilleuse compagne hyperactive ?

Alors, quand un jour, la porte de l’atelier s’ouvrit devant lui, sans qu’il l’ait demandé, il en fut si surpris qu’il n’osa pas franchir le seuil. Déesse, plus belle que jamais, le regardait avec toute l’intensité de son regard émeraude.

  • Ferme les yeux.

Docile, Dieu obéit. Elle le poussa gentiment à l’intérieur de son atelier.

  • C’est bon, tu peux les ouvrir.

Lentement, il entrouvrit les paupières et quand il découvrit l’œuvre de sa femme, des larmes se mirent à couler de ses yeux pour la première fois de son éternité. Elle avait façonné son portrait. Était-il donc si beau ?

  • Il manquait à ta Terre un être qui soit à ton image.

Dieu saisit la créature entre ces mains et lui insuffla la vie.

  • Tu auras sept vies, ainsi que tous tes descendants, murmura Dieu.

Et comme il voulait avoir le dernier mot, il créa l’être humain pour servir le chat.

Satisfait, il retourna se coucher sur son coussin.

Consigne

Cette consigne avait pour objectif de varier les tournures de phrases, leur rythme, leur longueur et les formes de l’énonciation, de manière à viser des émotions différentes, en utilisant des procédés littéraires variés.

Il s’agissait donc de ré-écrire et réinventer à sa façon un extrait d’un des Contes glacés de Sternberg, intitulé « Les exclaves ». C’est la conclusion que j’ai gardée, à savoir que l’être humain avait été créé pour servir le chat.

Le vol de la pie

Ariane, ma chérie,

J’ai réussi à m’échapper. Un peu. Pas tout à fait. L’avantage, c’est que je suis toujours en vie et que je garde espoir de te retrouver un jour. A dire vrai, tout dépend de toi.

J’ai attendu bien longtemps avant de t’écrire. Au début, j’étais si désespéré que j’aurais fait n’importe quoi pour communiquer avec toi. Mais où je suis, il n’y a ni courriel, ni téléphone. Pas même de poste. Avec le temps, j’ai pensé qu’il valait mieux comprendre la situation, avant de chercher le moyen de te contacter. Cela doit faire maintenant cinq ou six mois que j’ai disparu. As-tu pleuré ? As-tu remué ciel et terre pour me retrouver ? M’as-tu déjà remplacé ? 

Je t’imagine froncer les sourcils à la lecture de ces lignes, te demander si c’est à toi que je m’adresse.

Tout a commencé avec la vente d’un livre rare sur eBay. Je t’en avais parlé. C’était l’une des copies de La Coena Cypriani. Comme j’avais consacré ma thèse à ce thème, je voulais absolument en disposer.

Ariane lève la tête. Sa vue est brouillée. La faute à ces larmes qui ont coulé sans crier gare. Cela fait bien une année qu’elle n’a plus pleuré. Pour résister au malheur, à la perte, à l’incertitude. Plus d’un an que Théos, l’amour de sa vie, a disparu, sans laisser de trace. Elle se souvient bien de cette vente sur ebay. Elle s’en souvient d’autant plus qu’elle a défrayé la chronique. Tous ceux qui avaient fait l’acquisition d’une de ces fameuses copies du Moyen Âge étaient soit morts, soit portés disparus. Théos faisait partie de la seconde catégorie.

Comment a-t-il réussi à communiquer ainsi avec elle ? C’est surprenant, mais que lui importe. L’essentiel est là, sous ses yeux.

Ariane se replonge aussitôt dans sa lecture. D’autres larmes coulent, mais elle ne s’en soucie pas. Parfois, elle sourit, d’autres fois, elle tremble, et, surtout, elle s’étonne, hésite puis finit par y croire.

Quand elle termine, elle sait ce qu’elle doit faire. Elle a attendu plus d’une année un signe de Théos. Elle ne dira rien à personne. Il le lui a recommandé. Tout cela est étrange. Incroyable, même. Elle enfile son manteau et ses chaussures, prend les clés de sa voiture et fonce chez lui.

Il avait acheté un exemplaire, mais il en avait obtenu un deuxième par erreur. Il n’avait rien dit et avait caché la seconde copie chez lui. Ariane n’a aucun mal à la trouver, résiste à l’envie d’ouvrir l’opuscule d’une trentaine de pages – il lui a recommandé instamment de ne pas le faire – puis retourne chez elle.  Elle relit encore une fois les instructions de Théos.

Lis lentement tout le livre à haute voix. A la page 23, tu devras changer le texte. Surtout ne pas lire ce qui est écrit. C’est très important. Il faudra que cela semble naturel. C’est le seul moyen de me retrouver. Pour toi, ce sera facile. C’est ton métier, après tout. Voici ce que tu devras réciter…

Ariane lève les yeux du message de son compagnon et répète pour la dixième fois le texte appris par cœur. Après avoir bu un café et grignoté quelques biscuits, elle s’installe sur son canapé. Elle éteint son téléphone, se concentre, médite un instant, prend une grande inspiration et ouvre le petit livre.

Elle commence à lire à haute voix, lentement, mais elle remarque tout de suite qu’il manque le numéro de la première page. Elle sent des sueurs froides lui couler dans le dos. A la deuxième page, toujours pas de numéro. Comment saura-t-elle quand il faut changer de texte ? Ariane a envie de jurer, mais elle se maîtrise. En principe, jouer la comédie ne lui pose pas de problème. Sauf qu’il en va de sa vie et de celle de Théos. Par moment, elle se sent ridicule d’avoir peur d’un livre. Mais elle a une confiance totale en son homme. Même si cela lui parait fou. Et puis, il y a tous les autres qui sont morts ou ont disparu… Il lui a écrit que le livre l’avait absorbé et s’était autodétruit ensuite. Qu’il n’avait eu la vie sauve que grâce à un de ses ouvrages préférés, à elle, Ariane. C’est le mot baobab qui lui a permis de sauter in extremis de la Coena Cypriani au Petit Prince. Si seulement, elle l’avait relu avant…

Ariane se concentre pour réussir à détecter le passage à réécrire. Ne pas penser à ces phénomènes étranges où réalité et fiction se mêlent. Ses yeux lui piquent. Elle est épuisée. Elle s’empêche d’accélérer sa lecture. Les lignes dansent devant elle. Se brouillent. Plus qu’une dizaine de pages. Ne pas manquer le passage.

« Le banquet se termine. Les invités reçoivent un vêtement neuf de la part du prince qui les a invités à son mariage. Ils s’apprêtent à partir. Mais soudain, les serviteurs réalisent qu’il manque plusieurs des cadeaux offerts au prince. Celui-ci se met en colère. Il veut retenir tous les invités qui tremblent et finissent par accuser Achar… »

Ariane perçoit un souffle dans ses cheveux. Et puis un rire lointain lui parvient de la reliure du Petit Prince. C’est celui de Théos. Il rit pour la guider, pour tromper sa peur. Elle poursuit sa lecture sans s’arrêter.

« Achar est emmené par les gardes du château… »

Le vent devient violent. Les pages du livre s’agitent. Elle réalise qu’elle a dépassé le passage à changer. Elle doit improviser, car ce qu’elle a appris par cœur ne peut plus s’intégrer au texte original.

« Le cœur rempli de rancœur, Achar regarde autour de lui et aperçoit tous ces amis qui l’ont trahi… »

Vite une idée. Le livre se froisse, sa main est déjà dans ce monde en train de disparaître. Le rire de Théos devient triste, solitaire, résigné.

« Soudain une simple d’esprit au grand cœur, perdue dans la foule, se précipite vers Achar. Elle le prend par la main et l’entraîne avec ses bourreaux. Elle a retrouvé les bijoux d’or et d’argent. Dans le nid d’une pie voleuse. »

D’un seul coup, la tempête de papier cesse. Achar n’a plus besoin de se venger sur ses lecteurs. La malédiction est rompue. Ariane s’empresse de reprendre le livre du Petit prince et retrouve Théos perché sur un baobab. Elle lui tend la main à travers les pages. Il la saisit et l’entraine dans son livre préféré.

Consigne d’écriture

Le but de cette consigne était de rédiger une nouvelle à partir d’une documentation fournie par Esprit livre, d’imaginer une histoire et de résoudre l’énigme d’un livre tueur.

Danse avec la nuit

Quand son ordinateur s’éteint, Marine pousse un juron qu’une bonne partie des habitants de son immeuble entend. Mais la jeune femme n’en a cure. Après tout, elle doit bien subir des chansons de Noël à longueur de journée. Elle n’a pas remarqué que son portable n’était pas branché. Il est cinq heures du soir, il fait déjà nuit. Elle a l’habitude de travailler dans la pénombre et n’a pas encore allumé la lumière. Elle appuie sur le bouton de sa lampe de bureau… Rien ne se produit. Elle ne peut retenir un nouveau juron. Plus aucun appareil électrique ne fonctionne. La tuile. Pourquoi faut-il que cela se passe aujourd’hui ? Elle est à la veille de réaliser son rêve : diriger le département pour lequel elle s’est donnée corps et âme. Si elle n’envoie pas son rapport d’ici une heure, elle peut faire une croix sur la promotion tant convoitée.

Elle jette un coup d’œil dehors. La panne n’a pas l’air générale. Inutile de chercher une bougie pour s’éclairer. Elle n’en a pas. Trop romantique pour elle. Elle cherche à tâtons son sac à main, posé sur le sol à côté de son bureau, se saisit de son téléphone portable pour appeler sa secrétaire, Betty. Car si Marine est une cadre brillante remplie d’idées, elle n’est dotée d’aucun sens pratique.

Elle compose le numéro. Aucune tonalité. Comment est-ce possible ? La panne d’électricité a-t-elle également touché son smartphone ? Non, évidemment. Quelle sotte je fais. Désemparée, la jeune cadre ne voit plus qu’une solution. Sortir de chez elle et retourner au bureau. Elle qui en était partie pour travailler plus efficacement… Heureusement, elle n’en a que pour un quart d’heure à pied.

Une fois l’ordinateur portable dans sa sacoche, elle se précipite vers la porte de son appartement, enfile son manteau et ses bottes fourrées.  Une écharpe autour du cou. Machinalement, elle se tourne vers le miroir en pied placé à l’entrée. Elle n’y distingue qu’une vague silhouette. Genre fantôme. D’habitude, elle se maquille juste avant de partir. Un fard à paupières et du mascara pour mettre en valeur ses yeux noisette, et un peu de rouge à lèvres. Tant pis pour les retouches.

La rue en bas de chez elle est bordée de cabanes aux guirlandes illuminées. Les gens se pressent, espérant trouver là leurs derniers cadeaux. Marine, elle, achète tout en ligne. Elle ne comprend pas ce besoin de voir et de toucher les objets. Elle étouffe dans cette foule, bouscule ceux qui l’empêchent d’avancer. Qu’est-ce qui m’a pris d’habiter au centre-ville ?

Elle jette, malgré elle, un coup d’œil vers les petits chalets, en repère un qui vend des bougies. Étonnamment, celui-là n’est pas pris d’assaut. Elle s’en approche. Il faudra que j’en achète au retour. Elle s’apprête à repartir quand le vendeur l’aborde. Marine sursaute.

  • Elles sont toutes fabriquées à la main.

Qu’est-ce que cela peut me faire ?

  • J’ai juste besoin de bougies pour m’éclairer. Le reste ça m’est égal, ne peut s’empêcher de rétorquer sèchement Marine.

La jeune femme lève ses prunelles assassines sur l’homme. Mais quand elle croise son regard vert clair et limpide au milieu de son visage cabossé, elle se sent brutalement chavirer. L’impression de plonger dans un océan d’incertitude. Le cœur secoué par une lame de fond. Pendant un instant d’éternité, elle ne parvient pas à se mouvoir. Ses jambes flagellent. Une onde de chaleur la parcourt, tandis que son visage rougit sous la force de ce tsunami. Un souvenir lointain se superpose à la réalité. Premier amour d’enfance. Elle a dix ans. Il en a treize. Ils s’aiment d’un amour éternel. Il veut l’impressionner. Debout sur sa planche à voile, la tempête le projette contre les rochers. Déchiré de partout, son bel amour. Elle revoit son visage métamorphosé, plaies géantes. Pourquoi m’a-t-il rejetée ? Elle l’aimait avec toutes ses cicatrices.

C’est elle, songe-t-il.  Il esquisse un mouvement vers Marine.

Qu’est-ce qui me prend ? Cela ne peut pas être lui. Il habite à l’autre bout du monde.  Elle arrive au bureau. Betty est toujours là.

  • Mon portable et l’électricité chez moi ne fonctionnent plus, murmure mécaniquement Marine qui s’assied en face de Betty.
  • Bonjour Marine. Merci, je vais bien. Je fais des heures supplémentaires la veille de Noël, mais c’est pas grave.

Comme sa patronne ne réagit pas, Betty s’inquiète. Elle hésite à poser des questions, puis renonce.

« Êtes-vous sûre d’avoir payé la facture ?

  • Évidemment, vous me prenez pour qui ? »

Betty sourit. Justement, elle la connaît bien.

« Il y a peut-être une ou deux factures sur mon bureau à la maison… je n’ouvre pas tous mes courriers. Vous croyez vraiment ?

  • Cela ne m’étonnerait pas.
  • Et l’électricité ?
  • Dans la même pile de lettres.
  • Et comme c’est Noël demain… même si je paie maintenant…
  • Pas d’électricité ni téléphone. Vous serez forcée de vous éclairer aux bougies. »

Quand Marine ressort de son bureau un quart d’heure plus tard, la foule est encore plus dense. Comme un seul et gigantesque corps aux membres tentaculaires. La jeune femme n’a pas la force de lutter contre le mouvement. Ils avancent tous ensemble, pressés les uns contre les autres. Marine surprend ses propres mains qui se baladent sur ses voisins. Perdue dans ses souvenirs. Son être s’embrase. Elle déboutonne le haut de son manteau, effleure le bout de ses seins dressés à travers son pull. Cela fait si longtemps que plus personne ne l’a pas touchée. Puis soudain, son regard s’accroche à celui du vendeur de bougies vers qui la foule la dépose. C’est lui.

  • Est-ce que vous voulez danser avec moi ?

Elle ne répond pas. Se souvient de son premier slow, de sa première boum. L’homme sort de la cabane, l’enlace et la fait tourbillonner dans les airs au rythme des chants de Noël diffusés par les haut-parleurs de la place. C’est lui. Plus rien n’existe que cette danse étrange surfant sur l’océan de ses souvenirs et de son amour éternel.