Les ailes, ça compte?

Dans la salle d’attente de la vétérinaire comportementaliste, Agathe la poule, coincée dans sa cage, glousse, nerveuse, tandis qu’Elliot, le chien, aboie contre elle.

Elliot : T’as rien à faire là, espèce de volatile ! Regarde l’écriteau. Tu sais pas lire ?

Agathe : N… n… n…on. C’…c…c’est écrit quoi ?

Elliot : Aux amis des quatre pattes ! C’est un vétérinaire pour ceux qui ont quatre pattes et qui aiment les animaux à quatre pattes. Quatre ! Tu comprends ? Et toi, t’en as combien ? Hein ? Hein ? Mais j’parie que tu sais pas compter non plus… Evidemment, t’es trop bête. Les poules, ça a un pt’it cerveau.

Agathe : C’est pas vrai. Ma maîtresse, elle dit que j’suis zintelligente. Très.

Elliot : Elle dit ça pour te faire plaisir.

Agathe : Et pis, je sais compter jusqu’à cinq.

Elliot : Alors, alors t’as combien de pattes ? Dis pour voir…

Agathe : J’ai d… d… deux pattes. Mais j’ai aussi deux ailes. Alors ça fait quatre.

Elliot : Ça compte pas, les ailes.

Agathe : P…p…pourquoi ?

Elliot : Parce que c’est pas des pattes. C’est tout. Alors fous le camp.

Agathe : Mais ma maîtresse…

Elliot : On s’en fiche. Elle sait pas lire non plus !

Agathe : Peux pas partir.

Elliot : Pourquoi ?

Agathe : J’suis dans une cage.

Elliot (plus calme) : Ouais… t’as une bonne excuse. Mais tout de même. Tu devrais pas être là.

Après un moment de silence.

Agathe : Fais chaud. Ça manque d’air. Moi, je vis dehors. J’ai pas l’habitude de cette chaleur. Z’ont même pas ouvert la fenêtre. Elle est trop petite cette salle d’attente. Tu trouves pas ?

Elliot : Possible. En plus, je me retrouve avec toi à attendre. Une poule ! C’est la honte. Si t’étais pas enfermée, je ferais de toi mon petit déjeuner. Mon maître m’a rien donné avant de partir. J’ai faim…

Agathe : T… t… t…tu ferais pas ça… Hein ?

Elliot : Wouaif… De toute façon, t’es trop petite.

Agathe : Je suis une poule soie. Les zhumains, ils zadorent les poules soies. On est belles, douces. T’es là pourquoi ? T’…t… t’as mangé une p… p… poule ?

Elliot : Non. Et toi ?

Agathe : Moi ! Je mange pas des poules… je mange des graines.

Elliot (un peu hargneux): T’es vraiment trop bête. Je te demande pas si tu manges des poules ! Je te demande pourquoi t’es là.

Agathe : A cause de Saturnin, le canard. Y me sautait dessus et me rachait les plumes du cou. Ma maîtresse dit que je suis romatisée.

Elliot : Romatisée ?

Agathe : Je ponds plus d’œufs. C’est ça qu’elle a dit, ma maîtresse. Parce que je suis romatisée.

Elliot : Tu ponds des œufs, toi ?

Agathe : Bin, j’suis une poule. Mais moi je sais plus pondre. Et toi ?

Elliot : Moi, j’ai jamais pondu d’œufs.

Agathe : Bin c’est normal, t’es un chien.

Elliot : Wouaif. Évidemment. Mais c’est pas juste.

Agathe : Tu voudrais pondre des œufs, toi ?

Elliot : Non.

Agathe : Alors, c’est pas un problème.

Comme Elliot ne répond pas, Agathe revient à la charge.

Agathe : T’es là pourquoi ?

Elliot (avec un sursaut d’agressivité) : C’est pas tes oignons.

Agathe : Je…je…voulais pas te zé…zénerver.

Elliot : Mon maître, il dit que je suis agressif. J’aboie trop.

Agathe : Pourquoi ? T’es toujours fâché ?

Elliot : Non. Il dit que je suis traumatisé.

Agathe : Romatisé ? Comme moi, comme moi… Sauf que toi, toi, personne te demande de pondre.

Elliot : Wouaif, mais j’ai peur de tout. Alors j’aboie pour faire fuir les gens. J’étais enfermé dans un enclos quand j’étais petit. C’est pour ça que je suis traumatisé. Je vivais avec d’autres chiens. J’avais pas de maître.

Agathe : Mais toi, toi, t’es grand. C’est toi qui fais peur ! Moi, j’suis petite et je fais peur à personne.

Elliot : Je fais peur, moi ?

Agathe : Évidemment ! T’as vu comme t’es fort ? Et pis t’as quatre pattes, t’es l’ami du vétérinaire et de tout le monde. Pas moi.

Elliot : Tu sais, les pattes… finalement, c’est pas si important.

Agathe : Alors, alors, tu crois que ça compte quand-même les ailes ?

Elliot : Bien sûr !

La porte du cabinet de la vétérinaire comportementaliste s’entrouvre, Elliot se met à aboyer en reculant, puis se cache derrière la cage de la poule qui glousse.

La vétérinaire fait entrer la maîtresse d’Agathe avec la cage. Elliot se précipite derrière eux en entraînant son maître.

Vétérinaire : Curieux. On dirait que la poule et le chien sont devenus amis. Cela vous dérangerait de faire cette séance tous les cinq ?

A la recherche de l’oeuf perdu

– Grand-père, raconte-moi une enquête que tu ne m’as jamais racontée.

Watson regarde son adolescent de petit-fils et repense à la plus singulière et la plus étrange qu’il ait menée avec son ami Sherlock Holmes. Il ne l’a jamais racontée à personne. Et pour cause, Watson en avait honte.

– Je te les ai toutes déjà racontées plusieurs fois…

Watson Junior fixe un moment son grand-père, avant de rétorquer :

– Je ne te crois pas. Ton regard et tes mains…

– C’est bon, je capitule, interrompt vivement Watson.

Son petit-fils connaît toutes les techniques de Sherlock Holmes, et sa capacité d’analyse exceptionnelle exaspère Watson. « Un jour de calme plat, on a frappé à la porte. Quand j’ai ouvert, il n’y avait personne. Juste un canard aux plumes vert turquoise. Il me fixait de son regard rond et insistant qui me mit mal à l’aise. J’allais refermer, quand il s’est mis à parler. »

– Arrête, grand-père, j’ai plus l’âge des contes de fées, s’exclame Watson Junior.

– C’est exactement ce que Sherlock Holmes m’a dit. Je n’ai donc pas insisté. De toute façon, sa requête était farfelue. Seulement, le lendemain, le colvert est revenu et mon ami l’a entendu, lui aussi. Contre toute attente, Sherlock Holmes a décidé d’aider Bob le canard.

– Mais qu’est-ce qu’il voulait ?

– Il voulait qu’on retrouve un des œufs pondus par sa compagne.

– C’est n’importe quoi.

« Sherlock Holmes n’avait rien à faire et il voulait absolument savoir d’où venait ce canard. Le voyage pour parvenir dans son pays a duré plusieurs jours. Je me suis souvent demandé, depuis lors, comment Bob nous avait trouvés et qui lui avait parlé de Sherlock Holmes. Je n’ai jamais obtenu de réponse à cette question. Le colvert vivait à la frontière du pays de Cocagne, dans une cabane fabriquée en saucissons de volaille. »

– Et tu penses que je vais te croire ? intervient Watson Junior.

– J’arrête de raconter, si tu veux.

– C’est amusant.

« Quand on est arrivés, on n’a pas tout de suite compris qu’il s’agissait du pays de Cocagne. La cane Aglaé, qui savait compter jusqu’à 10 et était particulièrement anxieuse, vérifiait plusieurs fois par jour le nombre des œufs qu’elle couvait. C’est comme ça qu’elle a découvert, un matin, qu’il en manquait un. On le lui avait volé pendant qu’elle était allée faire sa toilette dans la mare. Il n’était pas rare qu’œufs et poussins disparaissent, dans ce pays-là. En général, on les croisait, quelques jours plus tard, gambadant, déplumés et rôtis, sur les routes pavées d’omelettes aux truffes. Le voleur avait laissé une trace de chaussure, près de la cabane, dont l’empreinte était blanchâtre.

– Du fromage blanc, décréta Sherlock Holmes, après avoir y avoir goûté. Il suffit d’en trouver l’origine.

« Nous avons laissé le couple et sommes partis à la recherche de l’œuf perdu. En réalité, cette enquête n’intéressait pas mon ami. Ce qui le fascinait, c’était ce lieu extraordinaire aux ponts fabriqués en sucre d’orge qui surplombaient des rivières de vin rouge. Les champs de pâtisseries multicolores, les volailles rôties qui gambadaient et que l’on croisait sur notre route, les maisons de pains d’épice et les pluies intermittentes de victuailles. Ou encore les personnes qui se baignaient dans un lac et en ressortaient rajeunies. Sherlock Holmes s’extasiait sur ce pays magique, où il suffisait de tendre la main pour se sustenter et de se baigner pour ne plus vieillir.

« Nous avons fini par arriver au pied d’un volcan recouvert de fromage blanc, sur les pentes duquel coulait une lave de coulis de framboise. Dans la paroi se trouvait une porte en bois de caramel durci.

– Le kidnappeur est venu de là, affirma Sherlock Holmes en me montrant sur le sol la trace d’une chaussure.

« Comme la montagne était de fromage blanc, nous n’eûmes aucun mal à creuser, juste à côté de la porte fermée à clé, et à nous glisser à l’intérieur. Nous avons marché le long d’un couloir sombre pendant cinq minutes avant de parvenir au cœur du volcan. Nous y découvrîmes une activité surprenante.

« L’espace gigantesque était divisé en quatre zones. Dans la première étaient stockées des tonnes d’aliments de toutes sortes. Dans la deuxième se trouvaient une armée de cuisiniers aux fourneaux, dans la troisième, des magiciens redonnant vie à certains aliments apprêtés, comme les volailles ou les œufs à la coque, et dans la quatrième, un labyrinthe de tapis roulants et de tuyaux débouchant à l’extérieur.

– Voyez, me dit mon ami. C’est ici que tout est fabriqué. Ces tuyaux, par exemple, servent à projeter les aliments sous forme de pluie.

« Nous déambulions à travers cette usine surprenante, sans être inquiétés. Sherlock Holmes s’intéressait à tout, goûtait à la plupart des plats. Quand nous sommes passés devant plusieurs tas d’œufs, il me dit:

– L’œuf volé a sans aucun doute fait escale par ici, mais cela fait bien longtemps qu’il a été mangé.

– Comment le savez-vous ?

– C’est évident, mon cher Watson. Bob est venu nous chercher il y a plusieurs jours de cela. Étant donné la vitesse à laquelle ces œufs sont apprêtés, il va de soi qu’il a déjà été mangé.

– Qu’allons-nous dire à la cane ? ai-je demandé.

« Pour mon ami, la cause était entendue : il fallait communiquer le résultat de l’enquête au couple de canards. Quant à moi, je ne m’en sentais pas le courage. Je songeais que tous les œufs se ressemblaient. Aglaé n’y verrait rien, si j’en choisissais un à l’insu de Sherlock Holmes. Quand nous sommes arrivés, j’ai empêché mon ami de parler et j’ai remis l’œuf à la cane. Elle a eu l’air surprise. Autour d’elle, de jolis poussins jaunes avaient déjà cassé la coquille de leurs œufs. Sherlock Holmes a tout de suite compris que j’avais rapporté un œuf de cygne. Nous nous sommes enfuis, avant que la cane découvre la tête de son petit dernier. »

– Tu crois que je vais gober cette histoire ? s’exclame l’adolescent.

– Pourtant, elle est véridique.

– Il est clamsé, Sherlock. Il pourra pas dire le contraire.

– Parce que tu crois vraiment qu’il est mort ? rétorque le grand-père en lui faisant un clin d’œil.

La belle impatiente aux muscles d’acier

– Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?

Je ne vois que le soleil qui poudroie et l’herbe qui… Ah, non ! Que vois-je… Un coursier à cheval, au loin. Il s’arrête. Vite dépêchez-vous, il tient un pli entre ses mains. De votre fiancé, pour sûr.

Pénélope et sa longue chevelure déployée caracolent dans les couloirs du château, dévalent les escaliers interminables, elles courent, comme cette phrase impatiente qui voudrait ne pas se terminer, ivre d’elle-même et de ses mots cascadant le long de la page. Un an, que la jeune princesse attendait la lettre de son bien-aimé parti à la guerre. Un an que sa sœur répète la même phrase, qui semble sortie d’un conte, et qu’elle ne supporte plus d’entendre.

Elle arrache le courrier des mains du coursier, qui paraît effrayé en l’apercevant. Mais elle n’en a cure et lui tourne le dos pour aller lire cette lettre tant attendue, dans l’intimité. Quand elle en termine la lecture, sa décision est prise. Elle ira rejoindre son bien-aimé.

Elle se souvient avec précision du jour où elle a rencontré son petit prince. Un véritable conte de fées. Un nain, avait dit son père. Un nain ? avait rétorqué Pénélope, presqu’en larmes.

« Tu es si grande, et lui… si… minuscule. » Que lui importait à Pénélope que Philippe soit beaucoup plus frêle qu’elle. Elle l’aimait éperdument. Son père avait été inflexible et avait décrété : « Tu ne peux épouser un homme si petit. » Elle avait pleuré, pleuré, pleuré… (une fois aurait suffi, mais son désespoir était si grand que la répétition se justifie ici). Ses larmes avaient rempli les douves. Elle s’était arrêtée juste avant qu’elles débordent. Depuis, des requins s’y étaient installés. Nul ne savait comment.

Pénélope avait prévu de s’enfuir avec son prince. Ils auraient couru ensemble dans la forêt, elle l’aurait protégé des loups et des brigands, ils se seraient mariés en dépit de ses parents. Mais la guerre les avait rattrapés. Philippe devait suivre son maître partant guerroyer pour le roi. Les parents de Pénélope étaient tellement contents d’en être enfin débarrassés, qu’ils avaient explosé en mille miettes de leurs rires sardoniques.

Juste avant de partir, Philippe, devenu chevalier grâce à Pénélope, lui avait fait promettre de défendre le château. Car à présent, c’était aussi le sien, comme l’avait décrété sa bien-aimée. Les miettes de ses parents ne comptaient pas, pas plus d’ailleurs qu’Anne, appelée sa sœur, mais qui n’était que sa servante.

Durant quatre ans, son fiancé lui avait écrit sa tendresse, célébrant ces mignons petons qui dépassaient parfois de sa longue robe. Elle n’osait lui répondre tous les fantasmes qui lui traversaient l’esprit. Car cela n’était pas digne d’une princesse aux longs cheveux d’or. Durant la dernière année, plus aucune lettre ne lui était parvenue. Anne était devenue sa sœur, regardant le soleil et la plaine qui rougeoyaient et poudroyaient.

Pénélope avait tenu sa promesse et défendu le château. Il lui suffisait d’apparaître pour faire fuir quiconque s’y aventurait. Jour après jour, semaine après semaine, mois après… bref, des heures durant, elle s’était entraînée dans les sous-sols de la forteresse. Elle avait même inventé des machines pour fortifier ses muscles. Un jour, un chevalier, nommé Ulysse, imaginant la princesse, éplorée, assise à la fenêtre, une broderie sur les genoux, s’était arrêté pour lui offrir son cœur et sa protection. Il en était reparti tout penaud, en songeant qu’une telle femme n’avait pas besoin d’être protégée.

– Anne, prépare-moi un fier destrier. Je vais rejoindre mon mari.

– Mais, ce n’est pas votre…

– Qu’importe ! Il le deviendra.

La servante, déchue instantanément de son statut de sœur, s’empresse vers les écuries, d’où elle tire un animal misérable et affamé. Pénélope court, cheveux au vent, le cœur en fête, elle va rejoindre son petit prince, l’arracher aux griffes de celui qui le retient. Elle saute sur le dos de l’étalon… qui s’écroule sous son poids.

– Est-ce là mon fier destrier ?

– Nous n’en avons point d’autre.

Après une courte réflexion, la belle charge le cheval sur ses épaules et s’en va galoper à travers monts et vaux, laissant Anne, perplexe et un peu désorientée. Qui va donc lui donner la réplique, à présent ?

Pénélope croise plusieurs paysans à qui elle demande invariablement :

– Savez-vous où je puis trouver mon petit prince – soldat ?

– Inconnu, répondent-ils tous.

La belle aux muscles d’acier finit par arriver près d’une rivière. Un homme avec sa barque patiente sur la rive.

– Savez-vous où je puis trouver mon petit prince-soldat ?

– Peut-être de l’autre côté. Voulez-vous que je vous fasse passer, vous et votre fier destrier ?

– Je me débrouillerai seule.

Pénélope s’élance dans l’eau, tapant des pieds et d’une main, avec son cheval qu’elle tient de l’autre au-dessus de sa tête. La princesse parvient rapidement de l’autre côté. Il fait sombre, des ombres passent à travers les arbres, mais s’écartent sur son passage. Elle sait qu’elle touche au but, quand elle entend des aboiements terrifiants qui auraient pu la faire frémir.

Devant l’entrée d’une vaste grotte, un chien gigantesque à trois têtes rugissantes. Pénélope n’hésite pas un instant. Son petit prince est là. Elle en est certaine. Elle avance d’un pas sûr. Guerrier. Cerbère l’aperçoit, ses têtes aboient encore un peu pour la forme, puis il s’enfuit devant cette apparition, dont il ne sait pas ce que c’est. Monstre de muscles surmonté d’un corps et d’une tête de cheval.

– Philippe, mon aimé. Où es-tu ?

Une silhouette chétive apparait dans la pénombre. C’est son petit prince. Pénélope pose son cheval à terre, s’empare de son fiancé, le serre – un peu fort – contre elle, puis le pose sur l’animal, heureux de retrouver le sol et d’avoir un cavalier à sa mesure.

– Comme tu es forte, ma douce, murmure Philippe, admiratif.

– C’est parce que je t’ai attendu toutes ces années, rétorque la belle, qui songe à tous les fantasmes qu’elle va enfin pouvoir réaliser.

C’est de votre faute, après tout

Tout a commencé par une ombre qui, pendant un instant, a obscurci l’écran de mon ordinateur, encore vierge d’écriture. Je me suis retournée. Il n’y avait personne derrière moi. J’ai ri toute seule de mon imagination qui pourtant me faisait défaut ce jour-là. J’avais une bonne dizaine de documents ouverts, avec des débuts d’histoires qui ne m’inspiraient pas.

Nouvelle ombre sur mon écran. Souffle glacial dans ma nuque. Conclusion : l’ombre était réelle. Elle s’est brusquement dressée derrière moi, comme pour regarder par-dessus mon épaule. J’ai sursauté. Réfléchi un instant. D’habitude, les ombres restaient collées au sol ou sur les murs. Était-ce normal que celle-ci se dressât dans les airs ? J’ai décidé que non et me suis autorisée à crier. L’ombre a fait un bond en arrière, a trébuché et s’est enfuie. De quoi avait-elle peur ?

Le lendemain matin, un policier a sonné à ma porte. En le voyant, j’ai failli éclater de rire. Mégot de cigarette coincé entre les lèvres, bouteille de vodka dépassant de la poche de son pardessus, il ne paraissait pas très sérieux. Une véritable caricature. Il me faudrait le réutiliser dans une de mes histoires.

  • Vous êtes coupable. Veuillez me suivre.
  • Pardon ?
  • J’ai dit: vous êtes coupable, veuillez me suivre.
  • On ne peut être coupable de quelque chose sans avoir été jugé, rétorquai-je. Et d’abord, de quoi m’accusez-vous ? J’ai toujours respecté les lois.
  • Abandon de personnages et bien d’autres choses encore.

J’ai regardé derrière le bonhomme.

  • Elle est où la caméra ?
  • La caméra ?
  • Oui, elle est quelque part. C’est un gag.
  • C’est très sérieux. Peut-être « coupable » n’est pas le mot. C’est de votre faute, après tout.

Comment ça de ma faute ? Derrière le policier, deux autres bonhommes apparurent. Comme ils n’avaient pas l’air commodes, je les ai suivis, songeant que c’était une perte de temps, une lamentable erreur judiciaire, que tout allait être réglé dans l’heure.

Ils m’ont emmenée directement au tribunal. Ne comprenaient-ils donc pas que c’était illégal ? Et l’avocat auquel j’avais droit ? Quand je leur ai posé la question, indignée, ils m’ont répondu : « c’est de votre faute, après tout. »

Ils m’ont placée dans le box des accusés. Il y avait un juge, mais pas de jurés, ni avocat, ni procureur. Juste un greffier pour prendre le procès-verbal sur une drôle de machine ronde.

J’ai protesté encore une fois. En vain (c’est de votre faute, après tout). La loi n’avait pas l’air de les intéresser. Pas plus que mes relations, le président de la république, le chef du monde et tout ce qui m’a traversé la tête. Même mon chat, je l’ai cité, en disant qu’il était féroce et allait les manger, quand il saurait. Le pire, c’est qu’ils n’ont même pas souri.

Le juge a commencé d’emblée :

  • Vous êtes coupable et condamnée.
  • Comment ?

Je cherchais dans le public quelqu’un qui puisse intervenir, qui se rende compte de l’absurdité de la situation, quelqu’un qui ne soit pas fou. La foule restait muette. Je me suis sentie un peu mal à l’aise. Comme un air de déjà vu. Toutes les personnes présentes étaient étranges. Des caricatures. Un peu comme mon policier. Ils me regardaient tous fixement et avaient l’air d’être fâchés.

  • Est-ce que vous pourriez m’expliquer de quoi je suis accusée, avant de me déclarer coupable ?

Le juge avait l’air surpris.

  • Je dois d’abord vous accuser ?

Désemparé, le juge fit signe à quelqu’un dans l’assistance de s’approcher. C’était l’ombre qui était apparue chez moi, tantôt.

Le magistrat lui chuchota quelque chose. Elle s’approcha de moi.

  • Pourquoi est-ce que vous m’avez transformée ?

De quoi est-ce qu’elle parlait ? Etais-je donc en possession d’un pouvoir que j’ignorais ? Je me suis mise à rire. Seule. Encore.

  • Je me préférais dans la première version. J’étais en couleurs, heureuse, libre, au soleil. J’exige que vous me réintégriez dans la première version et que vous supprimiez celle-là.

Était-ce possible que… Mais non. Les personnages ne peuvent sortir du support dans lequel ils ont été emprisonnés. Et pourtant… cette caricature de policier, je l’avais déjà utilisée dans une de mes histoires. Je m’en souvenais à présent. Comme cette femme exigeante que j’avais fusionnée avec son ombre. J’ai essayé de lui expliquer que je n’y pouvais rien. Que j’avais des consignes à respecter. De toute façon, je ne pouvais pas deviner qu’elle allait s’incarner pour de vrai.

Un autre de mes personnages est venu à la barre. Un trader. Il me reprochait son caractère impitoyable et sa fin pitoyable. Emprisonné à cause d’un enfant ! Il avait l’avenir devant lui, il aurait pu devenir le roi du monde. Il hurlait à la barre et me jetait des regards terrifiants.

Tous mes personnages ont défilé à la barre. Chacun avec des revendications plus ou moins justifiées, m’accusant de l’incohérence de leurs actions, de ne pas m’être assez documentée ou de ne pas avoir la fin qu’ils méritaient. Les pires étaient ceux dont je n’avais pas terminé les histoires. Ils étaient condamnés à revivre perpétuellement des bouts de phrases ou d’histoires inachevées. Ils me parlaient du vide monstrueux qui les happait en plein milieu d’une page, avant de les propulser en début d’histoire.

 J’ai promis de faire plus attention, en songeant à tous les documents encore ouverts sur mon ordinateur. Sitôt rentrée, je les supprimerai purement et simplement. Je me levai, me dirigeai vers la sortie. Personne pour me retenir. Juste avant de quitter la salle, j’ai éclaté de rire. Ils croyaient quoi, tous ces personnages. C’est moi le maître. Ils ne pouvaient pas me dicter mon écriture.

  • Vous êtes coupable et condamnée, dit le juge.

Je sursaute et ne peux m’empêcher de dire :

  • Comment ?

Je cherche dans le public quelqu’un qui puisse intervenir, qui se rende compte de l’absurdité de la situation, quelqu’un qui ne soit pas fou. La foule reste muette. Je me sens un peu mal à l’aise. Comme un air de déjà lu…

C’est de ma faute, après tout.

La boussole

  • Ralentis !
  • J’y peux rien, c’est lui qui tire… Il a l’air pressé tout d’un coup.

Jo regarde le simplet qui court de façon désordonnée, cramponné à la barre du caddie, et le garçon qui cavale à côté de lui. Essoufflé, Jo ralentit. Comment ai-je pu me laisser embarquer dans cette histoire ? »

Tout avait commencé deux jours avant. Alors qu’il rangeait les rayons du supermarché dans lequel il travaillait, Jo avait vu venir Pierrot, tout affolé. Les caddies, y sont malades. Z’ont éternué.

  • Les caddies ne peuvent pas éternuer, lui avait rétorqué Jo.

Mais Pierrot ne cessait de répéter : Y sont malades. C’est vrai.

Quand ils étaient rentrés, le garçon, Momo, lui avait dit : C’est normal, avec tout c’que les bourges y mettent.

Jo connait Pierrot depuis l’enfance. Il l’a toujours défendu des moqueries des autres. Il lui a même fait une place dans son appartement, quand ses parents sont décédés brusquement. Momo, lui, a été déposé devant l’entrée de l’immeuble, quand il avait environ 3 ans. Sans un mot d’explication. Personne ne savait à qui il était et nul n’avait songé à l’inscrire à la commune. Les habitants s’en occupaient à tour de rôle. Mais Momo passait la plupart du temps chez Jo qu’il avait fini par appeler « papa ».

Le lendemain, le premier chariot avait disparu. Personne ne s’en était aperçu, sauf Pierrot, qui était préposé au rangement des caddies. Il est allé chez le toubib, qu’avait fait Momo, le soir. Au matin du troisième jour, il n’y avait plus ni paniers, ni caddies devant le magasin. La police était là. Les employés avaient été renvoyés chez eux.

A leur retour, Jo et Pierrot avaient trouvé un chariot devant l’immeuble. Avec un rétroviseur et une boussole accrochés à la barre de poussée. A l’intérieur, un soulier gauche démesuré, qu’ils n’avaient pas réussi à extraire. C’est un signe ! Faut y aller, avait dit le petit. Pierrot avait applaudi. Aller où ? avait rétorqué Jo. Ce n’est que plus tard qu’il avait compris, à cause de la boussole. Jo pensait qu’ils se contenteraient de faire le tour du quartier… Mais ils avaient fini par sortir de la ville. Pierrot était accroché à la barre du caddie, marchant de plus en plus vite. Jo avait tenté de les faire revenir. En vain.

  • Attendez-moi !

Les deux autres ne l’écoutent pas. Ils quittent la route. Se retrouvent en plein champ. Le chariot semble voler au-dessus des herbes et des cailloux, tandis qu’ils dévalent la pente. En bas, dans la petite vallée, l’immobile serpent gris d’une rivière. Jo se remet à courir. Se demande comment il va les rattraper, quand soudain, les deux s’arrêtent brusquement devant le cours d’eau. Jo les rattrape.

  • Qu’est-ce qui vous prend de courir comme ça ? Assez rigolé. On rentre maintenant.

La voix de Jo est autoritaire. Pierrot et l’enfant échangent un regard. Il y comprend rien. Jo pose ses mains sur la barre du caddie, prêt à faire demi-tour. Seulement, les roues sont embourbées. Jo se résigne à traverser la rivière. Le caddie semble flotter au-dessus de la surface, tandis que Jo s’enfonce. Il a de l’eau jusqu’à la taille. Une fois de l’autre côté, trempé, il veut faire demi-tour. La boussole s’affole. Le chariot résiste, n’en fait qu’à sa tête et se dirige vers la montagne, entraînant Jo à sa suite. La boussole se calme.

  • Il bouge tout seul. Je peux pas enlever les mains, s’effraie Jo, tandis que les deux autres rigolent et courent à côté de lui.

Le chariot accélère. Pierrot et Momo peinent à suivre. Jo jette un coup d’œil dans le rétroviseur. Il ne les voit pas. A la place, un temple grec,  posé au milieu de nulle part. Choqué, l’homme se retourne, manque de trébucher. Son pote et le petit sont derrière lui à galoper comme ils peuvent. Coup d’œil dans le rétroviseur. Temple grec. Comment est-ce possible ? Pierrot tente un virage, la boussole perd la boule, le caddie bloque. Jo, qui ne s’y attend pas, se trouve projeté à l’intérieur, la tête la première dans la chaussure. Les deux autres ont les côtes qui pètent à force de rire. Jo gigote. Pierrot finit par l’extraire du soulier.

Jo regarde le caddie avec méfiance, hésite à en toucher la barre de poussée, puis cède. Le chariot repart en direction de la montagne.

Le chemin devient de plus en plus étroit, de plus en plus raide, mais la charrette infernale n’en a que faire. L’homme n’est plus qu’une marionnette désarticulée. Ses poumons sont au bord de l’explosion, son cœur cogne.

Loin derrière, Pierrot et Momo. Jo est au bord de l’évanouissement, quand le caddie s’arrête devant une falaise, qui s’ouvre sur un val étroit et goudronné. Jo reprend ses esprits et son souffle. La machine repart lentement.

Pierrot et Momo rejoignent Jo au moment où il sort du canyon.

  • C’est la magie, s’exclame Momo.

Pierrot applaudit. Jo en perd ses mots. Le caddie lâche enfin Jo et s’en va retrouver les centaines d’autres de ces congénères métamorphosés, multicolores, joyeux. Tous ensemble, imbriqués les uns dans les autres, ils forment une gigantesque sculpture à rouages, crachant de petites cascades d’eau. Des dizaines des chevaux miniatures caracolent au milieu de la sculpture, accompagnés de gymnastes qui tourbillonnent et dansent sur les barres des caddies revisités. Au sommet, un temple grec avec la statue d’un homme auquel, il manque le pied gauche. Entre ses mains, il tient un serpent.

  • C’est la magie, répète Momo. Il les a guéris. Il faut lui rendre son soulier.
  • Guéri ? La chaussure de qui, demande Jo qui n’y comprend plus rien.
  • Il a guéri les chariots de leur indigestion.
  • C’est n’importe quoi.

Quand ils repartent quelques heures plus tard, le long du macadam, dans la lumière couleur métal, pataugeant dans la cendre de leurs malheurs défunts, la statue est chaussée. Ils n’ont plus envie de retourner dans la ville qui fut la leur, préférant se laisser guider par un drôle de chariot et sa boussole.

  • Bon, alors, ça sera quoi, maintenant ? demande Momo, qui jette un coup d’œil dans le rétroviseur.