A la recherche de l’oeuf perdu

– Grand-père, raconte-moi une enquête que tu ne m’as jamais racontée.

Watson regarde son adolescent de petit-fils et repense à la plus singulière et la plus étrange qu’il ait menée avec son ami Sherlock Holmes. Il ne l’a jamais racontée à personne. Et pour cause, Watson en avait honte.

– Je te les ai toutes déjà racontées plusieurs fois…

Watson Junior fixe un moment son grand-père, avant de rétorquer :

– Je ne te crois pas. Ton regard et tes mains…

– C’est bon, je capitule, interrompt vivement Watson.

Son petit-fils connaît toutes les techniques de Sherlock Holmes, et sa capacité d’analyse exceptionnelle exaspère Watson. « Un jour de calme plat, on a frappé à la porte. Quand j’ai ouvert, il n’y avait personne. Juste un canard aux plumes vert turquoise. Il me fixait de son regard rond et insistant qui me mit mal à l’aise. J’allais refermer, quand il s’est mis à parler. »

– Arrête, grand-père, j’ai plus l’âge des contes de fées, s’exclame Watson Junior.

– C’est exactement ce que Sherlock Holmes m’a dit. Je n’ai donc pas insisté. De toute façon, sa requête était farfelue. Seulement, le lendemain, le colvert est revenu et mon ami l’a entendu, lui aussi. Contre toute attente, Sherlock Holmes a décidé d’aider Bob le canard.

– Mais qu’est-ce qu’il voulait ?

– Il voulait qu’on retrouve un des œufs pondus par sa compagne.

– C’est n’importe quoi.

« Sherlock Holmes n’avait rien à faire et il voulait absolument savoir d’où venait ce canard. Le voyage pour parvenir dans son pays a duré plusieurs jours. Je me suis souvent demandé, depuis lors, comment Bob nous avait trouvés et qui lui avait parlé de Sherlock Holmes. Je n’ai jamais obtenu de réponse à cette question. Le colvert vivait à la frontière du pays de Cocagne, dans une cabane fabriquée en saucissons de volaille. »

– Et tu penses que je vais te croire ? intervient Watson Junior.

– J’arrête de raconter, si tu veux.

– C’est amusant.

« Quand on est arrivés, on n’a pas tout de suite compris qu’il s’agissait du pays de Cocagne. La cane Aglaé, qui savait compter jusqu’à 10 et était particulièrement anxieuse, vérifiait plusieurs fois par jour le nombre des œufs qu’elle couvait. C’est comme ça qu’elle a découvert, un matin, qu’il en manquait un. On le lui avait volé pendant qu’elle était allée faire sa toilette dans la mare. Il n’était pas rare qu’œufs et poussins disparaissent, dans ce pays-là. En général, on les croisait, quelques jours plus tard, gambadant, déplumés et rôtis, sur les routes pavées d’omelettes aux truffes. Le voleur avait laissé une trace de chaussure, près de la cabane, dont l’empreinte était blanchâtre.

– Du fromage blanc, décréta Sherlock Holmes, après avoir y avoir goûté. Il suffit d’en trouver l’origine.

« Nous avons laissé le couple et sommes partis à la recherche de l’œuf perdu. En réalité, cette enquête n’intéressait pas mon ami. Ce qui le fascinait, c’était ce lieu extraordinaire aux ponts fabriqués en sucre d’orge qui surplombaient des rivières de vin rouge. Les champs de pâtisseries multicolores, les volailles rôties qui gambadaient et que l’on croisait sur notre route, les maisons de pains d’épice et les pluies intermittentes de victuailles. Ou encore les personnes qui se baignaient dans un lac et en ressortaient rajeunies. Sherlock Holmes s’extasiait sur ce pays magique, où il suffisait de tendre la main pour se sustenter et de se baigner pour ne plus vieillir.

« Nous avons fini par arriver au pied d’un volcan recouvert de fromage blanc, sur les pentes duquel coulait une lave de coulis de framboise. Dans la paroi se trouvait une porte en bois de caramel durci.

– Le kidnappeur est venu de là, affirma Sherlock Holmes en me montrant sur le sol la trace d’une chaussure.

« Comme la montagne était de fromage blanc, nous n’eûmes aucun mal à creuser, juste à côté de la porte fermée à clé, et à nous glisser à l’intérieur. Nous avons marché le long d’un couloir sombre pendant cinq minutes avant de parvenir au cœur du volcan. Nous y découvrîmes une activité surprenante.

« L’espace gigantesque était divisé en quatre zones. Dans la première étaient stockées des tonnes d’aliments de toutes sortes. Dans la deuxième se trouvaient une armée de cuisiniers aux fourneaux, dans la troisième, des magiciens redonnant vie à certains aliments apprêtés, comme les volailles ou les œufs à la coque, et dans la quatrième, un labyrinthe de tapis roulants et de tuyaux débouchant à l’extérieur.

– Voyez, me dit mon ami. C’est ici que tout est fabriqué. Ces tuyaux, par exemple, servent à projeter les aliments sous forme de pluie.

« Nous déambulions à travers cette usine surprenante, sans être inquiétés. Sherlock Holmes s’intéressait à tout, goûtait à la plupart des plats. Quand nous sommes passés devant plusieurs tas d’œufs, il me dit:

– L’œuf volé a sans aucun doute fait escale par ici, mais cela fait bien longtemps qu’il a été mangé.

– Comment le savez-vous ?

– C’est évident, mon cher Watson. Bob est venu nous chercher il y a plusieurs jours de cela. Étant donné la vitesse à laquelle ces œufs sont apprêtés, il va de soi qu’il a déjà été mangé.

– Qu’allons-nous dire à la cane ? ai-je demandé.

« Pour mon ami, la cause était entendue : il fallait communiquer le résultat de l’enquête au couple de canards. Quant à moi, je ne m’en sentais pas le courage. Je songeais que tous les œufs se ressemblaient. Aglaé n’y verrait rien, si j’en choisissais un à l’insu de Sherlock Holmes. Quand nous sommes arrivés, j’ai empêché mon ami de parler et j’ai remis l’œuf à la cane. Elle a eu l’air surprise. Autour d’elle, de jolis poussins jaunes avaient déjà cassé la coquille de leurs œufs. Sherlock Holmes a tout de suite compris que j’avais rapporté un œuf de cygne. Nous nous sommes enfuis, avant que la cane découvre la tête de son petit dernier. »

– Tu crois que je vais gober cette histoire ? s’exclame l’adolescent.

– Pourtant, elle est véridique.

– Il est clamsé, Sherlock. Il pourra pas dire le contraire.

– Parce que tu crois vraiment qu’il est mort ? rétorque le grand-père en lui faisant un clin d’œil.

La belle impatiente aux muscles d’acier

– Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?

Je ne vois que le soleil qui poudroie et l’herbe qui… Ah, non ! Que vois-je… Un coursier à cheval, au loin. Il s’arrête. Vite dépêchez-vous, il tient un pli entre ses mains. De votre fiancé, pour sûr.

Pénélope et sa longue chevelure déployée caracolent dans les couloirs du château, dévalent les escaliers interminables, elles courent, comme cette phrase impatiente qui voudrait ne pas se terminer, ivre d’elle-même et de ses mots cascadant le long de la page. Un an, que la jeune princesse attendait la lettre de son bien-aimé parti à la guerre. Un an que sa sœur répète la même phrase, qui semble sortie d’un conte, et qu’elle ne supporte plus d’entendre.

Elle arrache le courrier des mains du coursier, qui paraît effrayé en l’apercevant. Mais elle n’en a cure et lui tourne le dos pour aller lire cette lettre tant attendue, dans l’intimité. Quand elle en termine la lecture, sa décision est prise. Elle ira rejoindre son bien-aimé.

Elle se souvient avec précision du jour où elle a rencontré son petit prince. Un véritable conte de fées. Un nain, avait dit son père. Un nain ? avait rétorqué Pénélope, presqu’en larmes.

« Tu es si grande, et lui… si… minuscule. » Que lui importait à Pénélope que Philippe soit beaucoup plus frêle qu’elle. Elle l’aimait éperdument. Son père avait été inflexible et avait décrété : « Tu ne peux épouser un homme si petit. » Elle avait pleuré, pleuré, pleuré… (une fois aurait suffi, mais son désespoir était si grand que la répétition se justifie ici). Ses larmes avaient rempli les douves. Elle s’était arrêtée juste avant qu’elles débordent. Depuis, des requins s’y étaient installés. Nul ne savait comment.

Pénélope avait prévu de s’enfuir avec son prince. Ils auraient couru ensemble dans la forêt, elle l’aurait protégé des loups et des brigands, ils se seraient mariés en dépit de ses parents. Mais la guerre les avait rattrapés. Philippe devait suivre son maître partant guerroyer pour le roi. Les parents de Pénélope étaient tellement contents d’en être enfin débarrassés, qu’ils avaient explosé en mille miettes de leurs rires sardoniques.

Juste avant de partir, Philippe, devenu chevalier grâce à Pénélope, lui avait fait promettre de défendre le château. Car à présent, c’était aussi le sien, comme l’avait décrété sa bien-aimée. Les miettes de ses parents ne comptaient pas, pas plus d’ailleurs qu’Anne, appelée sa sœur, mais qui n’était que sa servante.

Durant quatre ans, son fiancé lui avait écrit sa tendresse, célébrant ces mignons petons qui dépassaient parfois de sa longue robe. Elle n’osait lui répondre tous les fantasmes qui lui traversaient l’esprit. Car cela n’était pas digne d’une princesse aux longs cheveux d’or. Durant la dernière année, plus aucune lettre ne lui était parvenue. Anne était devenue sa sœur, regardant le soleil et la plaine qui rougeoyaient et poudroyaient.

Pénélope avait tenu sa promesse et défendu le château. Il lui suffisait d’apparaître pour faire fuir quiconque s’y aventurait. Jour après jour, semaine après semaine, mois après… bref, des heures durant, elle s’était entraînée dans les sous-sols de la forteresse. Elle avait même inventé des machines pour fortifier ses muscles. Un jour, un chevalier, nommé Ulysse, imaginant la princesse, éplorée, assise à la fenêtre, une broderie sur les genoux, s’était arrêté pour lui offrir son cœur et sa protection. Il en était reparti tout penaud, en songeant qu’une telle femme n’avait pas besoin d’être protégée.

– Anne, prépare-moi un fier destrier. Je vais rejoindre mon mari.

– Mais, ce n’est pas votre…

– Qu’importe ! Il le deviendra.

La servante, déchue instantanément de son statut de sœur, s’empresse vers les écuries, d’où elle tire un animal misérable et affamé. Pénélope court, cheveux au vent, le cœur en fête, elle va rejoindre son petit prince, l’arracher aux griffes de celui qui le retient. Elle saute sur le dos de l’étalon… qui s’écroule sous son poids.

– Est-ce là mon fier destrier ?

– Nous n’en avons point d’autre.

Après une courte réflexion, la belle charge le cheval sur ses épaules et s’en va galoper à travers monts et vaux, laissant Anne, perplexe et un peu désorientée. Qui va donc lui donner la réplique, à présent ?

Pénélope croise plusieurs paysans à qui elle demande invariablement :

– Savez-vous où je puis trouver mon petit prince – soldat ?

– Inconnu, répondent-ils tous.

La belle aux muscles d’acier finit par arriver près d’une rivière. Un homme avec sa barque patiente sur la rive.

– Savez-vous où je puis trouver mon petit prince-soldat ?

– Peut-être de l’autre côté. Voulez-vous que je vous fasse passer, vous et votre fier destrier ?

– Je me débrouillerai seule.

Pénélope s’élance dans l’eau, tapant des pieds et d’une main, avec son cheval qu’elle tient de l’autre au-dessus de sa tête. La princesse parvient rapidement de l’autre côté. Il fait sombre, des ombres passent à travers les arbres, mais s’écartent sur son passage. Elle sait qu’elle touche au but, quand elle entend des aboiements terrifiants qui auraient pu la faire frémir.

Devant l’entrée d’une vaste grotte, un chien gigantesque à trois têtes rugissantes. Pénélope n’hésite pas un instant. Son petit prince est là. Elle en est certaine. Elle avance d’un pas sûr. Guerrier. Cerbère l’aperçoit, ses têtes aboient encore un peu pour la forme, puis il s’enfuit devant cette apparition, dont il ne sait pas ce que c’est. Monstre de muscles surmonté d’un corps et d’une tête de cheval.

– Philippe, mon aimé. Où es-tu ?

Une silhouette chétive apparait dans la pénombre. C’est son petit prince. Pénélope pose son cheval à terre, s’empare de son fiancé, le serre – un peu fort – contre elle, puis le pose sur l’animal, heureux de retrouver le sol et d’avoir un cavalier à sa mesure.

– Comme tu es forte, ma douce, murmure Philippe, admiratif.

– C’est parce que je t’ai attendu toutes ces années, rétorque la belle, qui songe à tous les fantasmes qu’elle va enfin pouvoir réaliser.

Une luciole ne peut pas s’apprivoiser

Assis à la table de sa cuisine, l’Ecrivain procrastine. Se prépare un café. Pour se réveiller ou tout au moins, éveiller les contes qui sommeillent en lui. Debout, près de la machine qui chauffe, il regarde avec colère cet ordinateur qui refuse d’exprimer ses idées. Il boit son breuvage d’une traite. Au fond de la tasse, le marc laisse des traces. Il essaie d’y lire de futures histoires. Insaisissables. Découragé, il finit par choisir la fuite. Enfile son manteau, songeant qu’une promenade en forêt lui fera du bien.

Il marche quelques centaines de mètres puis s’assied au pied d’un chêne. Immense. L’automne laisse passer quelques rayons de soleil à travers ses branches bientôt nues. Si seulement… si seulement il savait prier. Si seulement il croyait en une magie unique, universelle qui tisserait pour lui le fil de ses histoires. Sans effort.

L’Ecrivain ferme ses yeux un instant. Quand il les rouvre il fait nuit. Un peu frais. Il s’apprête à se lever, lorsqu’il l’aperçoit. Juste devant lui. Comme un œil unique ouvert sur d’infinies possibilités. Une lueur vert clair dansant dans la nuit.

Luciole.

Son cœur grandit, son intériorité s’ouvre à de nouveaux espaces. Désespoir d’écriture se mue en des espoirs, porteurs d’histoires inconnues et fabuleuses. Eclairé par cette lueur intermittente et balbutiante, mais ô combien magique, il oublie où il est, qui il est. Son âme danse au rythme de ce métronome vivant. Hors de l’espace et du temps. Puis soudain, la luciole laisse échapper une sorte de pelote lumineuse, qui explose en un feu d’artifice de fils multicolores, s’accrochant aux buissons et aux arbres. Puis elle disparait. Intrigué, l’Ecrivain se lève, s’approche de cette toile tissée de phosphorescences délicates. Il effleure, du bout des doigts, les fibres qui voyagent d’un buisson à l’autre, dessinant des lutins et des fées au milieu des bois. L’aube d’une histoire se lève en lui, tandis qu’il s’approprie les personnages. Merci pour ce merveilleux cadeau.

L’Ecrivain rentre chez lui précipitamment, portant en son cœur la genèse de son roman. Il frappe les touches de son clavier dans l’obscurité. Il écrit sans s’arrêter. Plus besoin de café. Plus besoin de lire dans son marc. Merci Luciole. Je te reviendrai. Il frappe les touches avec plus ou moins de délicatesse. Il écrit, heure après heure, jour après jour. Met un point final à son récit. Heureux.

L’histoire est étrange. Décousue. Lumineuse, par intermittence, comme la luciole.

Quelques  semaines plus tard, l’Ecrivain retourne vers l’arbre centenaire, espérant revoir la luciole. Orphelin d’inspiration. Plus de café, plus de marc. Il ferme les yeux un instant. Les rouvre. Elle est là et pond une nouvelle pelote lumineuse que l’Ecrivain lance en l’air, pour découvrir les ingrédients et les personnages d’une nouvelle histoire, dont des bribes patientent en lui. Luciole, ô ma tendre luciole, viens avec moi. Chez moi. Je me languis de toi.

Mais la luciole éclaire la forêt comme elle veut, où elle veut. Par moments.

Impatient, l’Ecrivain la guette. Caché dans son dos, un filet à papillon. Il l’attend. Il a besoin d’elle. De ses chemins lumineux, de ses personnages cachés, révélés dans les buissons. Elle s’illumine, s’éteint. L’Ecrivain la repère, finit par deviner où elle va réapparaitre. Il est prêt. Quand la luciole, joyeuse, s’illumine, il abat brusquement son piège sur elle. Elle ne se débat pas, se laisse enfermer dans la lanterne sans bougie, qu’il a apportée avec lui.

Satisfait, heureux, l’Ecrivain rentre chez lui. La luciole et tous ses trésors lui appartiennent.

Désormais, tous les soirs, il ouvre la porte de la lanterne pour se saisir du cadeau de l’insecte, pour le projeter dans les airs… Les fils multicolores s’accrochent aux parois, au plafond et aux objets de son petit appartement, créant une toile, réveillant ses histoires endormies et balbutiantes. Des mots et des personnages surgissent et l’Ecrivain leur donne vie. Ses doigts courent sur le clavier de son ordinateur. Lumineux d’inspiration.

En quelques semaines, l’appartement ressemble à une gigantesque toile d’araignée. Car la luciole engendre de plus en plus de pelotes, qui s’éparpillent dans les pièces, s’accrochant à tout. Les personnages et les situations se multiplient de plus en plus rapidement. L’Ecrivain ne parvient plus à suivre les suggestions de la luciole. Son cerveau s’emballe. Ses fictions s’emmêlent, deviennent folles. L’Ecrivain peine à se mouvoir au cœur de la trame. Il retourne vers la luciole toujours enfermée dans la lanterne. Il la supplie de ralentir le rythme. Mais elle n’entend rien et réussit à projeter ses pelotes à travers les interstices de la lanterne. Elle a perdu son bonheur de vivre. Elle se résout à produire, produire, sans joie, sans conviction.

Après quelques jours, l’Ecrivain étouffe, étouffe dans son univers fictionnel. Luciole, ô ma chère luciole que te faut-il pour redevenir celle que tu étais ? La luciole clignote lentement. Tristement. Une luciole ne peut pas s’apprivoiser. Résigné, l’Ecrivain se saisit de la lanterne et va dans la forêt pour libérer la luciole.

C’est de votre faute, après tout

Tout a commencé par une ombre qui, pendant un instant, a obscurci l’écran de mon ordinateur, encore vierge d’écriture. Je me suis retournée. Il n’y avait personne derrière moi. J’ai ri toute seule de mon imagination qui pourtant me faisait défaut ce jour-là. J’avais une bonne dizaine de documents ouverts, avec des débuts d’histoires qui ne m’inspiraient pas.

Nouvelle ombre sur mon écran. Souffle glacial dans ma nuque. Conclusion : l’ombre était réelle. Elle s’est brusquement dressée derrière moi, comme pour regarder par-dessus mon épaule. J’ai sursauté. Réfléchi un instant. D’habitude, les ombres restaient collées au sol ou sur les murs. Était-ce normal que celle-ci se dressât dans les airs ? J’ai décidé que non et me suis autorisée à crier. L’ombre a fait un bond en arrière, a trébuché et s’est enfuie. De quoi avait-elle peur ?

Le lendemain matin, un policier a sonné à ma porte. En le voyant, j’ai failli éclater de rire. Mégot de cigarette coincé entre les lèvres, bouteille de vodka dépassant de la poche de son pardessus, il ne paraissait pas très sérieux. Une véritable caricature. Il me faudrait le réutiliser dans une de mes histoires.

  • Vous êtes coupable. Veuillez me suivre.
  • Pardon ?
  • J’ai dit: vous êtes coupable, veuillez me suivre.
  • On ne peut être coupable de quelque chose sans avoir été jugé, rétorquai-je. Et d’abord, de quoi m’accusez-vous ? J’ai toujours respecté les lois.
  • Abandon de personnages et bien d’autres choses encore.

J’ai regardé derrière le bonhomme.

  • Elle est où la caméra ?
  • La caméra ?
  • Oui, elle est quelque part. C’est un gag.
  • C’est très sérieux. Peut-être « coupable » n’est pas le mot. C’est de votre faute, après tout.

Comment ça de ma faute ? Derrière le policier, deux autres bonhommes apparurent. Comme ils n’avaient pas l’air commodes, je les ai suivis, songeant que c’était une perte de temps, une lamentable erreur judiciaire, que tout allait être réglé dans l’heure.

Ils m’ont emmenée directement au tribunal. Ne comprenaient-ils donc pas que c’était illégal ? Et l’avocat auquel j’avais droit ? Quand je leur ai posé la question, indignée, ils m’ont répondu : « c’est de votre faute, après tout. »

Ils m’ont placée dans le box des accusés. Il y avait un juge, mais pas de jurés, ni avocat, ni procureur. Juste un greffier pour prendre le procès-verbal sur une drôle de machine ronde.

J’ai protesté encore une fois. En vain (c’est de votre faute, après tout). La loi n’avait pas l’air de les intéresser. Pas plus que mes relations, le président de la république, le chef du monde et tout ce qui m’a traversé la tête. Même mon chat, je l’ai cité, en disant qu’il était féroce et allait les manger, quand il saurait. Le pire, c’est qu’ils n’ont même pas souri.

Le juge a commencé d’emblée :

  • Vous êtes coupable et condamnée.
  • Comment ?

Je cherchais dans le public quelqu’un qui puisse intervenir, qui se rende compte de l’absurdité de la situation, quelqu’un qui ne soit pas fou. La foule restait muette. Je me suis sentie un peu mal à l’aise. Comme un air de déjà vu. Toutes les personnes présentes étaient étranges. Des caricatures. Un peu comme mon policier. Ils me regardaient tous fixement et avaient l’air d’être fâchés.

  • Est-ce que vous pourriez m’expliquer de quoi je suis accusée, avant de me déclarer coupable ?

Le juge avait l’air surpris.

  • Je dois d’abord vous accuser ?

Désemparé, le juge fit signe à quelqu’un dans l’assistance de s’approcher. C’était l’ombre qui était apparue chez moi, tantôt.

Le magistrat lui chuchota quelque chose. Elle s’approcha de moi.

  • Pourquoi est-ce que vous m’avez transformée ?

De quoi est-ce qu’elle parlait ? Etais-je donc en possession d’un pouvoir que j’ignorais ? Je me suis mise à rire. Seule. Encore.

  • Je me préférais dans la première version. J’étais en couleurs, heureuse, libre, au soleil. J’exige que vous me réintégriez dans la première version et que vous supprimiez celle-là.

Était-ce possible que… Mais non. Les personnages ne peuvent sortir du support dans lequel ils ont été emprisonnés. Et pourtant… cette caricature de policier, je l’avais déjà utilisée dans une de mes histoires. Je m’en souvenais à présent. Comme cette femme exigeante que j’avais fusionnée avec son ombre. J’ai essayé de lui expliquer que je n’y pouvais rien. Que j’avais des consignes à respecter. De toute façon, je ne pouvais pas deviner qu’elle allait s’incarner pour de vrai.

Un autre de mes personnages est venu à la barre. Un trader. Il me reprochait son caractère impitoyable et sa fin pitoyable. Emprisonné à cause d’un enfant ! Il avait l’avenir devant lui, il aurait pu devenir le roi du monde. Il hurlait à la barre et me jetait des regards terrifiants.

Tous mes personnages ont défilé à la barre. Chacun avec des revendications plus ou moins justifiées, m’accusant de l’incohérence de leurs actions, de ne pas m’être assez documentée ou de ne pas avoir la fin qu’ils méritaient. Les pires étaient ceux dont je n’avais pas terminé les histoires. Ils étaient condamnés à revivre perpétuellement des bouts de phrases ou d’histoires inachevées. Ils me parlaient du vide monstrueux qui les happait en plein milieu d’une page, avant de les propulser en début d’histoire.

 J’ai promis de faire plus attention, en songeant à tous les documents encore ouverts sur mon ordinateur. Sitôt rentrée, je les supprimerai purement et simplement. Je me levai, me dirigeai vers la sortie. Personne pour me retenir. Juste avant de quitter la salle, j’ai éclaté de rire. Ils croyaient quoi, tous ces personnages. C’est moi le maître. Ils ne pouvaient pas me dicter mon écriture.

  • Vous êtes coupable et condamnée, dit le juge.

Je sursaute et ne peux m’empêcher de dire :

  • Comment ?

Je cherche dans le public quelqu’un qui puisse intervenir, qui se rende compte de l’absurdité de la situation, quelqu’un qui ne soit pas fou. La foule reste muette. Je me sens un peu mal à l’aise. Comme un air de déjà lu…

C’est de ma faute, après tout.

La boussole

  • Ralentis !
  • J’y peux rien, c’est lui qui tire… Il a l’air pressé tout d’un coup.

Jo regarde le simplet qui court de façon désordonnée, cramponné à la barre du caddie, et le garçon qui cavale à côté de lui. Essoufflé, Jo ralentit. Comment ai-je pu me laisser embarquer dans cette histoire ? »

Tout avait commencé deux jours avant. Alors qu’il rangeait les rayons du supermarché dans lequel il travaillait, Jo avait vu venir Pierrot, tout affolé. Les caddies, y sont malades. Z’ont éternué.

  • Les caddies ne peuvent pas éternuer, lui avait rétorqué Jo.

Mais Pierrot ne cessait de répéter : Y sont malades. C’est vrai.

Quand ils étaient rentrés, le garçon, Momo, lui avait dit : C’est normal, avec tout c’que les bourges y mettent.

Jo connait Pierrot depuis l’enfance. Il l’a toujours défendu des moqueries des autres. Il lui a même fait une place dans son appartement, quand ses parents sont décédés brusquement. Momo, lui, a été déposé devant l’entrée de l’immeuble, quand il avait environ 3 ans. Sans un mot d’explication. Personne ne savait à qui il était et nul n’avait songé à l’inscrire à la commune. Les habitants s’en occupaient à tour de rôle. Mais Momo passait la plupart du temps chez Jo qu’il avait fini par appeler « papa ».

Le lendemain, le premier chariot avait disparu. Personne ne s’en était aperçu, sauf Pierrot, qui était préposé au rangement des caddies. Il est allé chez le toubib, qu’avait fait Momo, le soir. Au matin du troisième jour, il n’y avait plus ni paniers, ni caddies devant le magasin. La police était là. Les employés avaient été renvoyés chez eux.

A leur retour, Jo et Pierrot avaient trouvé un chariot devant l’immeuble. Avec un rétroviseur et une boussole accrochés à la barre de poussée. A l’intérieur, un soulier gauche démesuré, qu’ils n’avaient pas réussi à extraire. C’est un signe ! Faut y aller, avait dit le petit. Pierrot avait applaudi. Aller où ? avait rétorqué Jo. Ce n’est que plus tard qu’il avait compris, à cause de la boussole. Jo pensait qu’ils se contenteraient de faire le tour du quartier… Mais ils avaient fini par sortir de la ville. Pierrot était accroché à la barre du caddie, marchant de plus en plus vite. Jo avait tenté de les faire revenir. En vain.

  • Attendez-moi !

Les deux autres ne l’écoutent pas. Ils quittent la route. Se retrouvent en plein champ. Le chariot semble voler au-dessus des herbes et des cailloux, tandis qu’ils dévalent la pente. En bas, dans la petite vallée, l’immobile serpent gris d’une rivière. Jo se remet à courir. Se demande comment il va les rattraper, quand soudain, les deux s’arrêtent brusquement devant le cours d’eau. Jo les rattrape.

  • Qu’est-ce qui vous prend de courir comme ça ? Assez rigolé. On rentre maintenant.

La voix de Jo est autoritaire. Pierrot et l’enfant échangent un regard. Il y comprend rien. Jo pose ses mains sur la barre du caddie, prêt à faire demi-tour. Seulement, les roues sont embourbées. Jo se résigne à traverser la rivière. Le caddie semble flotter au-dessus de la surface, tandis que Jo s’enfonce. Il a de l’eau jusqu’à la taille. Une fois de l’autre côté, trempé, il veut faire demi-tour. La boussole s’affole. Le chariot résiste, n’en fait qu’à sa tête et se dirige vers la montagne, entraînant Jo à sa suite. La boussole se calme.

  • Il bouge tout seul. Je peux pas enlever les mains, s’effraie Jo, tandis que les deux autres rigolent et courent à côté de lui.

Le chariot accélère. Pierrot et Momo peinent à suivre. Jo jette un coup d’œil dans le rétroviseur. Il ne les voit pas. A la place, un temple grec,  posé au milieu de nulle part. Choqué, l’homme se retourne, manque de trébucher. Son pote et le petit sont derrière lui à galoper comme ils peuvent. Coup d’œil dans le rétroviseur. Temple grec. Comment est-ce possible ? Pierrot tente un virage, la boussole perd la boule, le caddie bloque. Jo, qui ne s’y attend pas, se trouve projeté à l’intérieur, la tête la première dans la chaussure. Les deux autres ont les côtes qui pètent à force de rire. Jo gigote. Pierrot finit par l’extraire du soulier.

Jo regarde le caddie avec méfiance, hésite à en toucher la barre de poussée, puis cède. Le chariot repart en direction de la montagne.

Le chemin devient de plus en plus étroit, de plus en plus raide, mais la charrette infernale n’en a que faire. L’homme n’est plus qu’une marionnette désarticulée. Ses poumons sont au bord de l’explosion, son cœur cogne.

Loin derrière, Pierrot et Momo. Jo est au bord de l’évanouissement, quand le caddie s’arrête devant une falaise, qui s’ouvre sur un val étroit et goudronné. Jo reprend ses esprits et son souffle. La machine repart lentement.

Pierrot et Momo rejoignent Jo au moment où il sort du canyon.

  • C’est la magie, s’exclame Momo.

Pierrot applaudit. Jo en perd ses mots. Le caddie lâche enfin Jo et s’en va retrouver les centaines d’autres de ces congénères métamorphosés, multicolores, joyeux. Tous ensemble, imbriqués les uns dans les autres, ils forment une gigantesque sculpture à rouages, crachant de petites cascades d’eau. Des dizaines des chevaux miniatures caracolent au milieu de la sculpture, accompagnés de gymnastes qui tourbillonnent et dansent sur les barres des caddies revisités. Au sommet, un temple grec avec la statue d’un homme auquel, il manque le pied gauche. Entre ses mains, il tient un serpent.

  • C’est la magie, répète Momo. Il les a guéris. Il faut lui rendre son soulier.
  • Guéri ? La chaussure de qui, demande Jo qui n’y comprend plus rien.
  • Il a guéri les chariots de leur indigestion.
  • C’est n’importe quoi.

Quand ils repartent quelques heures plus tard, le long du macadam, dans la lumière couleur métal, pataugeant dans la cendre de leurs malheurs défunts, la statue est chaussée. Ils n’ont plus envie de retourner dans la ville qui fut la leur, préférant se laisser guider par un drôle de chariot et sa boussole.

  • Bon, alors, ça sera quoi, maintenant ? demande Momo, qui jette un coup d’œil dans le rétroviseur.

Vous ne serez jamais qu’une ombre insignifiante

Je regarde avec dégoût l’homme à mes pieds. Cela fait si longtemps que j’attends ce moment. Je ne l’imaginais pas comme ça, avec ce regard tourné vers l’au-delà, mais qu’importe. Je ne lui fermerai pas les yeux. Qu’il affronte l’enfer. Le mal qu’il m’a fait jour après jour. Cette insignifiance qu’il m’a imposée.

Un rayon de soleil, un simple rayon de soleil a changé mon existence. Un reflet dans une vitre, dans le bâtiment d’en face, et cette phrase : « elle n’est pas très souriante votre secrétaire ». Des mots plantés en plein cœur. « Elle n’est pas très souriante votre secrétaire », alors que le soleil se rit des vitres et des reflets. Et moi, toujours grise. Triste. Plate. Je ne m’en suis même pas aperçue.

Le plateau que je tenais entre les mains m’a échappé, éclaboussant de café l’importance de ces messieurs cravatés, assis autour d’une table pour une réunion. Je me suis enfuie en riant comme une folle. Puis je suis revenue à la nuit tombée. Mon chef était là. Dans son bureau. Je suis entrée. La lumière était tamisée. Il a levé la tête, m’a dit que j’étais virée, puis s’est remis à travailler. J’ai bougé, à peine. Juste pour saisir la lampe à côté de moi. Un cri. Stupéfaction dans son regard. Comment a-t-elle osé ? Puis son corps chancelant tombant à terre. A mes pieds. Enfin.

Je me prénomme Amandine et je suis une secrétaire parmi des millions d’autres. Mais aujourd’hui, j’ai tué mon patron. Je ne peux résister à l’envie de poser mon pied sur sa poitrine, en signe de victoire.

Mon pied se soulève, suivant le rythme de sa poitrine. Est-ce normal ? Le coup que je lui ai asséné me semblait pourtant fatal. Je me sens mal à l’aise et je reprends la lampe, porte un nouveau coup, puis je m’acharne sur son crâne qui n’en est bientôt plus un. Juste une bouillie grisâtre assaisonnée de petits bouts d’os. Sa poitrine continue à se soulever régulièrement. Inspiration. Expiration. Inspiration… Affolée, je me précipite dans la petite cuisine du bureau, je cherche fébrilement un couteau : le plus grand et le plus aiguisé possible. J’en trouve un, je m’en saisis, il m’échappe de mes mains tremblantes, vaporeuses. Je le ramasse, puis retourne vers le corps qui persiste à respirer. Des coups multiples en plein cœur, puis sur toute cette chose démoniaque. Jusqu’à l’épuisement. Echevelée, haletante, riant de façon désordonnée. Le cadavre ne ressemble plus à rien. Juste une masse sanglante et… respirante. Inspiration. Expiration. Toujours ce rythme de vie insupportable. Comment est-ce possible ?

Un bruit de chaise derrière moi me fait sursauter. L’ombre multicolore de mon chef est assise à son bureau. Sur sa façade rougeâtre, un sourire carnassier. Celui des mauvais jours. Mon regard passe de lui au corps gisant, désormais impossible à identifier. Lui aussi devrait être réduit en bouillie. Non ?

Ma tête tourne, je me sens mal. J’en suis presque à regretter mes journées toutes pareilles. Réveil chaque matin à 5h30. Même les réflexions de mes collègues. « T’as dormi là ? » ou encore « On sait toujours où te trouver : à la photocopieuse ! », accompagnées d’un rire bien gras. Je pense aussi à mon chat. J’aurais dû lui donner un nom.

– Vous êtes virée… vous ne serez jamais qu’une ombre insignifiante, assène le double de mon chef.

Je le sais. Elle le sait. J’ai envie de répondre, mais rien ne vient.

– Je suis désolée pour ce matin, fait soudain une voix féminine juste derrière moi.

C’est mon double de couleur qui me suit partout depuis que je suis née. Comment se fait-il qu’elle ne me soit plus soudée ?

– Cela ne change rien, réplique son chef.

Mon double se retourne, prête à s’enfuir, des sanglots coincés en travers de la gorge. Je me glisse alors vers elle puis lui barre le passage. Elle hurle de terreur, en me voyant dressée devant elle. Elle n’a pas fait ce qu’il fallait. Il lui suffisait de prendre la lampe et de suivre mes mouvements. Mon patron et son double ne seraient plus de ce monde. Je me colle à ma jumelle multicolore tétanisée, je l’enlace, puis je pénètre sa vie et éteins ses couleurs… Elle s’est libérée de moi. Elle n’a plus lieu d’être.

Le double de mon chef se lève. Pour la première fois, il pâlit, étouffe un cri d’horreur quand il voit disparaître sa fidèle assistante. Quant à moi, je me sens mieux et beaucoup plus forte. Je laisse l’homme seul, désemparé, et rejoins la dizaine d’ombres qui se glissent hors des autres pièces, sans leurs doubles. En s’affranchissant de nous, nos doubles de couleurs nous ont libérées.  Une nouvelle vie commence pour nous.

Le Coeur de la Mère

« Besoin d’un chirurgien de toute urgence. Vous seul pourrez nous sauver. La Mère gravement malade. Suivez le messager sans tarder. »

Pour la troisième fois, Rémi relit le message qu’il tient entre les mains. Surpris non seulement par son contenu, mais aussi par la manière dont il lui est parvenu.

Quelques minutes avant, il avait ouvert sa porte à un drôle de bonhomme aux vêtements multicolores et dépareillés. Un voisin, sans doute, avait-il pensé. Personne ne pouvait entrer dans l’immeuble sans en avoir la clé. L’homme lui avait remis un parchemin roulé et cacheté d’un sceau à la cire, sans rien dire. Rémi l’avait remercié du bout des lèvres et avait refermé.

Il n’est pas médecin. Il est orfèvre. Un des meilleurs, certes, mais cela n’en fait pas de lui un chirurgien pour autant. Il sait tailler les pierres précieuses les plus délicates et en façonner des bijoux d’exception. Ses compétences sont reconnues bien au-delà des frontières. Sans aucun doute, a-t-il un homonyme chirurgien. 

Il pose le parchemin sur le bar et en profite pour se servir un verre de vin, comme chaque soir, et allume la télévision. Le journaliste relate un vol de bijoux, dont un diamant rose d’une valeur inestimable. Rémi rêverait d’en tailler un, un jour.

Dehors, le temps s’est brusquement gâté. Des éclairs égratignent le ciel de leurs griffes de lumière. Le tonnerre fait trembler les murs du studio. Rémi se lève pour fermer la porte-fenêtre, quand il entend une sorte de grognement juste derrière le bar qu’il vient de quitter. Il se retourne, ne voit rien, se rassure. La lumière et la TV s’éteignent. Rémi pousse un juron, se dirige à tâtons vers le comptoir pour y prendre des bougies. Un nouvel éclair illumine la pièce. L’orfèvre aperçoit une ombre massive dressée derrière le bar. Son cœur battant la chamade, il se glisse vers l’entrée. Il ouvre la porte et se retrouve face au messager multicolore. Soulagé de ne plus être seul, il chuchote :

– Il y a quelqu’un chez moi…

L’homme, au fort accent oriental, regarde par-dessus son épaule.

– C’est Johnny. Viens vers papa, viens mon petit.

Rémi perçoit un souffle chaud dans sa nuque. Derrière lui, un ours brun énorme, dressé sur ses pattes arrière le fixe. Crocs et babines retroussées. L’orfèvre se plaque contre le chambranle et laisse passer le « petit », qui rejoint son maître pour se faire caresser. L’homme repart, précédé par son plantigrade. Réalisant que Rémi ne l’a pas suivi, il se retourne et demande :

– Vous venez ? Mère attend vous, insiste le bonhomme.

– Je suis orfèvre…, proteste faiblement Rémi.

L’ours grogne. Le bijoutier cède. Ils sortent de l’immeuble, traversent la route au milieu des éclairs et du tonnerre, pénètrent dans le grand parc aux arbres chétifs, sur lequel donne l’appartement de Rémi. Après cinq minutes, ils parviennent devant un pavillon délabré et abandonné, qui était jadis un petit restaurant très populaire, appelé L’oasis. La situation sanitaire, écologique et économique a eu raison de cet établissement.

La porte branlante s’ouvre sous la violence des bourrasques. Au milieu de la pièce, une femme énorme, dont le visage est caché derrière des voiles, trône sur une montagne de coussins. Juste un regard fripé, comme une tranchée au milieu des tissus. Une odeur particulièrement nauséabonde flotte dans les airs.

L’ours s’étend au pied des coussins.

– Qu’est-ce que vous me voulez ?, finit par demander Rémi.

– Que vous soigniez mon cœur !, réplique avec difficulté le monstre.

– Je ne suis pas chirurgien, je suis orfèvre.

– C’est bien ce que je disais.

– Mais puisque je vous dis…

– Approchez-vous! Il ne bat presque plus.

L’ours montre ses crocs. Rémi abandonne. La Mère commence à se défaire de ses vêtements. Lentement. Horrifié, au bord de la nausée, Rémi assiste à cet effeuillage, chaque voile virevoltant autour de la femme avant d’atterrir sur le sol. Combien a-t-elle donc de couches ? L’orfèvre aimerait fuir, mais il reste là, tétanisé, fasciné par ce striptease immonde et puant. Puis soudain, elle tend à Rémi, au bout d’une sorte de tentacules aux ongles brunâtres, une pierre grise et terne. L’orfèvre s’en saisit et réalise que l’épaisse couche de saleté cache un joyau. Il oublie le monstre et son striptease, l’ours et ses crocs acérés, le bonhomme et son curieux message. Il oublie qu’il est orfèvre. Il devient chirurgien. Sur une table, dans un coin de la salle, se trouvent tous les outils dont il a besoin pour nettoyer la pierre précieuse et la tailler.

La femme continue à se défaire de tous ces oripeaux, mais Rémi ne s’en soucie plus. Il ne remarque pas non plus que le messager s’en est allé. Avec l’ours. Il nettoie et taille avec passion ce diamant rose. En forme de cœur. Sans se poser de question. 

Dehors, l’orage faiblit. Les éclairs se transforment en gouttes de soleil, timides. Puis de plus en plus lumineuses. Les arbres reprennent de la vigueur. Tandis que le chirurgien-orfèvre travaille, il se sent de plus en plus léger. Il contemple son œuvre brillante de lumière. Il veut rendre le cœur à la Mère, mais elle a disparu. Le caillou s’échappe de ses mains. File à l’extérieur, comme une étoile filant vers le ciel avant de revenir se marier à la Terre Mère.

Quand Rémi reprend ses esprits, le pavillon est métamorphosé. De joyeux lurons échangent des plaisanteries autour des tables aux nappes de couleurs vives, mélange des voiles de la femme et des habits du messager. Bonheur sans prétention. Juste celui d’être ensemble. Lui se trouve assis avec ses amis. Étonné, mais heureux. Il les entend discuter du vol du siècle. Il aimerait leur raconter une autre histoire : celle d’une femme obèse, porteuse d’humains qui la maltraitent. Il aimerait leur dire que ce diamant était le cœur de la Terre. La Mère. Il aimerait leur dire qu’un instant avant, l’Oasis n’était qu’une bâtisse abandonnée… Mais qui le croirait ?

Plus tard, quand il sort du pavillon, Rémi aperçoit, au loin, le messager et son ours. Il leur fait signe. Le bonhomme sourit. L’animal grogne.

Du vol plané pour une nouvelle vocation

1)Je m’approche du bord, ne pas renoncer, encore un pas, le vide, la boule au ventre et cette sensation grisante de la vitesse sur mon corps, puis plus rien ; je flotte au-dessus du village, à la place de mes bras, des ailes immenses, le sol n’est pas loin, mais impossible de m’écraser avec ces fichus appendices ; en bas, une petite fille, crie, veut des ailes comme moi, je descends et la prends sur mon dos, me découvrant ainsi une nouvelle raison de vivre.

2)Je m’appelle Gédéon, 40 ans, sans allocations chômage depuis un mois et sans femme ; plus de raison de vivre: je m’élance du haut du clocher du village, attend le choc contre le sol… qui ne vient pas, à cause d’une fée minuscule qui m’a équipé d’ailes immenses impossibles à replier ; incapable de tomber, je vole au-dessus du village, quand une petite fille me montre du doigt ; elle veut des ailes comme moi ; je descends et la prend sur mon dos pour faire un tour, découvrant ainsi un nouveau plaisir.

3) Un homme grimpe en haut du clocher d’une église, puis s’élance dans le vide; mais juste avant de toucher le sol, des ailes lui poussent instantanément ; alors qu’il survole le village, une petite fille, dans la rue, crie qu’elle veut des ailes comme le monsieur ; celui-ci descend, la prend sur son dos et s’envole au-dessus du village.

4) Quand Gédéon, chômeur en fin de droit sauta du clocher de son village pour se suicider, la fée Arielle, mandatée par le gouvernement des invisibles pour sa protection dès sa naissance, était en train de repasser ses ailes froissées ; affolée, n’étant plus à même de respecter les consignes de sa hiérarchie, elle fit la première chose qui lui traversa l’esprit : remplacer les bras de l’homme par d’immenses ailes ; dans la rue, une petite fille, marchant le nez en l’air, avait tout vu et avait hurlé qu’elle voulait les mêmes ; quand Gédéon entendit l’enfant, il descendit pour prendre la petite sur son dos, à l’insu de sa maman, plongée dans la rédaction de sms; le chômeur retrouva ainsi le goût de vivre, grâce à une fée loufoque et une petite fille. 

5) Bientôt terminé, fini le chômage, plus besoin de courir après l’argent ; je prends mon envol du haut du clocher de l’église, la vue est si belle… je souris au paradis qui se rapproche, mais une fée surgit devant moi… et me voilà équipé d’une paire d’ailes; adieu le paradis, une larme reste un instant suspendue au bord de ma paupière, vite séchée, vite oubliée, quand j’aperçois cette fillette qui me tend les bras ; je plonge vers elle et la fais grimper  sur mon dos ; bonjour la vie, me revoilà.

6) Je ne sais pas ce qui m’a pris de prendre cette môme avec moi ; elle traîne les pieds en rêvassant, toujours le nez en l’air, je n’en peux plus, la tire par la main pour qu’elle se presse ; alors quand elle me dit qu’un monsieur, dans le ciel, a des ailes, je ne cherche pas à argumenter, et pour qu’elle me fiche la paix, je dis « oui » à tout, jusqu’à ce qu’elle s’envole sur le dos de cet individu, un peu louche, me laissant bouche-bée… puis paniquée.

7) Mesdames et Messieurs les jurés, si Arielle, une fée d’une exceptionnelle droiture, a usé de sa poudre magique – et non abusé, comme le prétend Monsieur le procureur – pour éviter à Gédéon, chômeur en fin de droit, de s’écraser à terre, après avoir tenté de se suicider du haut du clocher, ce n’est pas pour nuire à la très honorable Déesse de la Mort – qui était, certes, en droit d’attendre l’âme de Gédéon, selon la destinée qui était la sienne – ni pour soustraire cet homme à son destin ; en effet, ma cliente, qui, au demeurant, a toujours suivi scrupuleusement les directives de sa profession, et dont la carrière irréprochable est reconnue par ses paires – ce dont, j’espère, vous tiendrez compte dans votre verdict – a usé de sa poudre magique uniquement pour préserver la destinée d’une fillette qui, si elle avait été témoin de ce suicide, aurait été traumatisée et n’aurait pas pu accomplir sa propre destinée ; ainsi, contrairement à ce que Monsieur le procureur a prétendu, c’est pour préserver les Ecrits célestes, qui prédisaient un destin exceptionnel à la fillette, que ma cliente a usé de sa poudre magique.

8) Arielle, la fée, relit une fois encore sa mission du jour : Gédéon, chômeur en fin de droit, va se suicider du haut du clocher de son village, elle doit le persuader de renoncer à son projet ; mal organisée, anxieuse, Arielle répète plusieurs fois les arguments à lui présenter, quand elle perçoit une vibration dans sa baguette – c’est le signal que Gédéon est en haut du clocher – Arielle se précipite vers son protégé qui s’élance dans le vide – trop tard pour le convaincre ; paniquée, Arielle jette sur le corps qui chute un zeste de poussière magique, à n’utiliser qu’en dernier recours, – sauf que, pour Arielle, c’est devenu une habitude – et Gédéon se retrouve affublé d’immenses ailes non rétractibles ; décontenancé, il plane au-dessus du village, jusqu’au moment où une fillette hurle qu’elle veut des ailes comme lui ; il descend alors pour la prendre sur son dos, et se trouve une nouvelle vocation, tandis qu’Arielle s’apprête à affronter son énième conseil de discipline.

9) Je vais me foutre en bas du clocher, à cause de ces connards qui m’ont mis au chômage ; je ricane en tombant ; mais voilà qu’une sorte de moucheron, avec une baguette, tourne autour de moi, j’essaie de le chasser, pour rien, et je flotte dans les airs, affublé d’ailes immenses et dégoûtantes ; en bas, une petite fille hurle qu’elle veut les mêmes que moi – cette idiote me casse les oreilles; je descends, j’adresse un sourire mielleux à la gosse, la prends sur mon dos, sous le regard bienveillant de la maman, et je pars en flèche vers le ciel, j’enchaîne les loopings, l’autre hurle, vide ses tripes sur moi, mais je m’en fou, moi, je prends mon pied, et puisque je peux pas mourir, je deviendrai la terreur de ces saletés de mômes ; pas mal, ces ailes, merci, le moucheron.

Coussin et coussinets

Il y a longtemps, quelque part au fond du néant, Dieu rêvassait, couché sur le coussin que sa femme lui avait façonné. Déesse, son épouse, était somptueuse. Il l’adorait, mais elle l’agaçait prodigieusement. Elle était hyperactive, il préférait paresser. Elle passait son temps à modifier leur lieu d’éternité, il n’aimait pas le changement. Elle imaginait sans cesse de nouveaux objets, il détestait la nouveauté. Il n’aurait rien trouvé à redire, si au moins, elle le laissait tranquille. Mais elle le bousculait perpétuellement.

Un jour, exaspéré par son énergie bouillonnante, il sortit de son flegme légendaire. Il hurla contre Déesse, qui, surprise par un tel débordement, courut s’enfermer dans l’atelier qu’elle s’était créé. La rage de Dieu fut telle qu’elle fit exploser le néant en un nombre infini de parcelles de matière. C’est ainsi qu’il créa les étoiles et les planètes. Malgré lui. Sans y penser. Épuisé par cet accès de colère, il retourna s’étendre sur sa couche. Toutes ces étoiles lumineuses au milieu de la nuit et la terre blanche, toute proche, au cœur de l’obscurité sidérale, l’invitaient à la rêverie.

Déesse n’était pas ressortie de son atelier depuis le big-bang marital impromptu. Au début, il ne s’en inquiéta pas, trop heureux d’avoir gagné un peu de paix. Elle boudait sûrement. Elle n’avait pas apprécié qu’il se fâchât contre elle. Pas grave. De toute façon, il était bien plus tranquille sans elle.

Le temps passa. Déesse ne réapparaissait pas. Il commença à bouillir intérieurement. Elle exagérait. Mais, comme il avait peur des conséquences d’une nouvelle colère, il se maîtrisa. Les jours, les semaines s’écoulèrent. Toujours aucun signe de son épouse. Elle lui manquait. Il regrettait son hyperactivité et n’avait plus autant de plaisir à paresser, sans elle à ses côtés. Sa fierté, pourtant, lui interdisait de faire le premier pas. Combien d’objets inutiles avait-elle encore pu créer ?

Incapable de rester tranquille pour la première fois de son éternité, Dieu marchait de long en large devant la grande baie vitrée qui donnait sur la Terre, voisine. De temps en temps, il y jetait un coup d’œil. Elle était blanche. Trop. Son regard tomba sur les bols de couleurs que sa femme avait inventés un jour. Et s’il lui mettait un peu de couleur, à la Terre ? Déesse serait contente qu’il utilisât son invention et lui pardonnerait sa colère. Il prit des pots de bleu et les jeta dans sa direction.  La teinte océane s’étala de façon non uniforme autour du globe. C’était bien plus joli. Oubliant d’un seul coup son orgueil, il alla gratter à la porte de l’atelier. Il fallait absolument que Déesse voie ça !

  • Ouvre vite. Viens voir ma création.

Déesse exigea des excuses, avant de se décider à venir contempler son œuvre.

  • Elle est très bleue, ta Terre… Un peu trop…

Déçu, Dieu se remit à l’ouvrage. Quelques pots de peinture plus tard, il se précipita vers l’atelier de sa femme.

  • Viens voir ! C’est beaucoup plus joli maintenant !

Déesse, bien que légèrement agacée, sortit de son atelier, considéra la Terre un instant.

  • Alors, qu’est-ce que tu en penses ? J’ai rajouté du brun, du vert, du jaune et même du rouge.
  • C’est bien. Mais cela manque de vie.
  • De vie ?

Perplexe, Dieu retourna se coucher sur son coussin pour réfléchir. Dieu était vie, Déesse était vie. Comment pourrait-il rendre vivante sa peinture ? L’idée était séduisante. Pendant des jours, il chercha l’inspiration tout en fixant le globe terrestre de ses yeux félins. L’intensité de son regard réchauffa le cœur de la Terre. Sa surface devint humide, le bleu devint océan, le gris, rocher, le rouge, volcan, le vert et le brun, végétal. Dieu comprit alors ce qu’il manquait à sa Terre et se remit au travail. Il détacha des morceaux de boue de la surface terrestre et façonna de petites créatures. Sans réfléchir. Sans relâche. Lorsqu’il en eut suffisamment, il souffla sur les unes et les autres, et chacune se mit en mouvement, respirant le parfum de la vie. Elles seraient capables de proliférer, seules, et de s’adapter à leur environnement, sans qu’il ait à s’en occuper.

Très content de lui, Dieu retourna voir son âme sœur.

  • Cette fois-ci, tu vas être fière de moi.

Déesse ouvrit la porte qu’elle s’empressa de refermer derrière elle. Surpris de son attitude, Dieu ne lui fit néanmoins aucune réflexion, tant il était pressé de montrer son chef-d’œuvre à Déesse, qui, cette fois-ci, se montra impressionnée. La Terre de Dieu était belle.

  • Il y manque encore quelque chose, mais c’est moi qui vais m’en charger.

Dieu supplia de lui dire ce qu’elle voulait y rajouter, mais Déesse refusa de lui répondre.

Pendant des semaines, elle travailla dans son atelier. Et tous les jours, Dieu grattait à sa porte pour qu’elle le laissât entrer. Mais elle s’y refusait. Au début, Déesse lui répondait avec douceur, un sourire dans la voix, lui demandant de patienter. Au bout de quelques jours, elle renonça à lui parler. Il eut beau pleurnicher, gémir, grogner, menacer, elle restait inflexible. Il finit par croire qu’elle ne lui ouvrirait jamais. Avait-il seulement rêvé cette merveilleuse compagne hyperactive ?

Alors, quand un jour, la porte de l’atelier s’ouvrit devant lui, sans qu’il l’ait demandé, il en fut si surpris qu’il n’osa pas franchir le seuil. Déesse, plus belle que jamais, le regardait avec toute l’intensité de son regard émeraude.

  • Ferme les yeux.

Docile, Dieu obéit. Elle le poussa gentiment à l’intérieur de son atelier.

  • C’est bon, tu peux les ouvrir.

Lentement, il entrouvrit les paupières et quand il découvrit l’œuvre de sa femme, des larmes se mirent à couler de ses yeux pour la première fois de son éternité. Elle avait façonné son portrait. Était-il donc si beau ?

  • Il manquait à ta Terre un être qui soit à ton image.

Dieu saisit la créature entre ces mains et lui insuffla la vie.

  • Tu auras sept vies, ainsi que tous tes descendants, murmura Dieu.

Et comme il voulait avoir le dernier mot, il créa l’être humain pour servir le chat.

Satisfait, il retourna se coucher sur son coussin.

Consigne

Cette consigne avait pour objectif de varier les tournures de phrases, leur rythme, leur longueur et les formes de l’énonciation, de manière à viser des émotions différentes, en utilisant des procédés littéraires variés.

Il s’agissait donc de ré-écrire et réinventer à sa façon un extrait d’un des Contes glacés de Sternberg, intitulé « Les exclaves ». C’est la conclusion que j’ai gardée, à savoir que l’être humain avait été créé pour servir le chat.

Le vol de la pie

Ariane, ma chérie,

J’ai réussi à m’échapper. Un peu. Pas tout à fait. L’avantage, c’est que je suis toujours en vie et que je garde espoir de te retrouver un jour. A dire vrai, tout dépend de toi.

J’ai attendu bien longtemps avant de t’écrire. Au début, j’étais si désespéré que j’aurais fait n’importe quoi pour communiquer avec toi. Mais où je suis, il n’y a ni courriel, ni téléphone. Pas même de poste. Avec le temps, j’ai pensé qu’il valait mieux comprendre la situation, avant de chercher le moyen de te contacter. Cela doit faire maintenant cinq ou six mois que j’ai disparu. As-tu pleuré ? As-tu remué ciel et terre pour me retrouver ? M’as-tu déjà remplacé ? 

Je t’imagine froncer les sourcils à la lecture de ces lignes, te demander si c’est à toi que je m’adresse.

Tout a commencé avec la vente d’un livre rare sur eBay. Je t’en avais parlé. C’était l’une des copies de La Coena Cypriani. Comme j’avais consacré ma thèse à ce thème, je voulais absolument en disposer.

Ariane lève la tête. Sa vue est brouillée. La faute à ces larmes qui ont coulé sans crier gare. Cela fait bien une année qu’elle n’a plus pleuré. Pour résister au malheur, à la perte, à l’incertitude. Plus d’un an que Théos, l’amour de sa vie, a disparu, sans laisser de trace. Elle se souvient bien de cette vente sur ebay. Elle s’en souvient d’autant plus qu’elle a défrayé la chronique. Tous ceux qui avaient fait l’acquisition d’une de ces fameuses copies du Moyen Âge étaient soit morts, soit portés disparus. Théos faisait partie de la seconde catégorie.

Comment a-t-il réussi à communiquer ainsi avec elle ? C’est surprenant, mais que lui importe. L’essentiel est là, sous ses yeux.

Ariane se replonge aussitôt dans sa lecture. D’autres larmes coulent, mais elle ne s’en soucie pas. Parfois, elle sourit, d’autres fois, elle tremble, et, surtout, elle s’étonne, hésite puis finit par y croire.

Quand elle termine, elle sait ce qu’elle doit faire. Elle a attendu plus d’une année un signe de Théos. Elle ne dira rien à personne. Il le lui a recommandé. Tout cela est étrange. Incroyable, même. Elle enfile son manteau et ses chaussures, prend les clés de sa voiture et fonce chez lui.

Il avait acheté un exemplaire, mais il en avait obtenu un deuxième par erreur. Il n’avait rien dit et avait caché la seconde copie chez lui. Ariane n’a aucun mal à la trouver, résiste à l’envie d’ouvrir l’opuscule d’une trentaine de pages – il lui a recommandé instamment de ne pas le faire – puis retourne chez elle.  Elle relit encore une fois les instructions de Théos.

Lis lentement tout le livre à haute voix. A la page 23, tu devras changer le texte. Surtout ne pas lire ce qui est écrit. C’est très important. Il faudra que cela semble naturel. C’est le seul moyen de me retrouver. Pour toi, ce sera facile. C’est ton métier, après tout. Voici ce que tu devras réciter…

Ariane lève les yeux du message de son compagnon et répète pour la dixième fois le texte appris par cœur. Après avoir bu un café et grignoté quelques biscuits, elle s’installe sur son canapé. Elle éteint son téléphone, se concentre, médite un instant, prend une grande inspiration et ouvre le petit livre.

Elle commence à lire à haute voix, lentement, mais elle remarque tout de suite qu’il manque le numéro de la première page. Elle sent des sueurs froides lui couler dans le dos. A la deuxième page, toujours pas de numéro. Comment saura-t-elle quand il faut changer de texte ? Ariane a envie de jurer, mais elle se maîtrise. En principe, jouer la comédie ne lui pose pas de problème. Sauf qu’il en va de sa vie et de celle de Théos. Par moment, elle se sent ridicule d’avoir peur d’un livre. Mais elle a une confiance totale en son homme. Même si cela lui parait fou. Et puis, il y a tous les autres qui sont morts ou ont disparu… Il lui a écrit que le livre l’avait absorbé et s’était autodétruit ensuite. Qu’il n’avait eu la vie sauve que grâce à un de ses ouvrages préférés, à elle, Ariane. C’est le mot baobab qui lui a permis de sauter in extremis de la Coena Cypriani au Petit Prince. Si seulement, elle l’avait relu avant…

Ariane se concentre pour réussir à détecter le passage à réécrire. Ne pas penser à ces phénomènes étranges où réalité et fiction se mêlent. Ses yeux lui piquent. Elle est épuisée. Elle s’empêche d’accélérer sa lecture. Les lignes dansent devant elle. Se brouillent. Plus qu’une dizaine de pages. Ne pas manquer le passage.

« Le banquet se termine. Les invités reçoivent un vêtement neuf de la part du prince qui les a invités à son mariage. Ils s’apprêtent à partir. Mais soudain, les serviteurs réalisent qu’il manque plusieurs des cadeaux offerts au prince. Celui-ci se met en colère. Il veut retenir tous les invités qui tremblent et finissent par accuser Achar… »

Ariane perçoit un souffle dans ses cheveux. Et puis un rire lointain lui parvient de la reliure du Petit Prince. C’est celui de Théos. Il rit pour la guider, pour tromper sa peur. Elle poursuit sa lecture sans s’arrêter.

« Achar est emmené par les gardes du château… »

Le vent devient violent. Les pages du livre s’agitent. Elle réalise qu’elle a dépassé le passage à changer. Elle doit improviser, car ce qu’elle a appris par cœur ne peut plus s’intégrer au texte original.

« Le cœur rempli de rancœur, Achar regarde autour de lui et aperçoit tous ces amis qui l’ont trahi… »

Vite une idée. Le livre se froisse, sa main est déjà dans ce monde en train de disparaître. Le rire de Théos devient triste, solitaire, résigné.

« Soudain une simple d’esprit au grand cœur, perdue dans la foule, se précipite vers Achar. Elle le prend par la main et l’entraîne avec ses bourreaux. Elle a retrouvé les bijoux d’or et d’argent. Dans le nid d’une pie voleuse. »

D’un seul coup, la tempête de papier cesse. Achar n’a plus besoin de se venger sur ses lecteurs. La malédiction est rompue. Ariane s’empresse de reprendre le livre du Petit prince et retrouve Théos perché sur un baobab. Elle lui tend la main à travers les pages. Il la saisit et l’entraine dans son livre préféré.

Consigne d’écriture

Le but de cette consigne était de rédiger une nouvelle à partir d’une documentation fournie par Esprit livre, d’imaginer une histoire et de résoudre l’énigme d’un livre tueur.