Le vol de la pie

Ariane, ma chérie,

J’ai réussi à m’échapper. Un peu. Pas tout à fait. L’avantage, c’est que je suis toujours en vie et que je garde espoir de te retrouver un jour. A dire vrai, tout dépend de toi.

J’ai attendu bien longtemps avant de t’écrire. Au début, j’étais si désespéré que j’aurais fait n’importe quoi pour communiquer avec toi. Mais où je suis, il n’y a ni courriel, ni téléphone. Pas même de poste. Avec le temps, j’ai pensé qu’il valait mieux comprendre la situation, avant de chercher le moyen de te contacter. Cela doit faire maintenant cinq ou six mois que j’ai disparu. As-tu pleuré ? As-tu remué ciel et terre pour me retrouver ? M’as-tu déjà remplacé ? 

Je t’imagine froncer les sourcils à la lecture de ces lignes, te demander si c’est à toi que je m’adresse.

Tout a commencé avec la vente d’un livre rare sur eBay. Je t’en avais parlé. C’était l’une des copies de La Coena Cypriani. Comme j’avais consacré ma thèse à ce thème, je voulais absolument en disposer.

Ariane lève la tête. Sa vue est brouillée. La faute à ces larmes qui ont coulé sans crier gare. Cela fait bien une année qu’elle n’a plus pleuré. Pour résister au malheur, à la perte, à l’incertitude. Plus d’un an que Théos, l’amour de sa vie, a disparu, sans laisser de trace. Elle se souvient bien de cette vente sur ebay. Elle s’en souvient d’autant plus qu’elle a défrayé la chronique. Tous ceux qui avaient fait l’acquisition d’une de ces fameuses copies du Moyen Âge étaient soit morts, soit portés disparus. Théos faisait partie de la seconde catégorie.

Comment a-t-il réussi à communiquer ainsi avec elle ? C’est surprenant, mais que lui importe. L’essentiel est là, sous ses yeux.

Ariane se replonge aussitôt dans sa lecture. D’autres larmes coulent, mais elle ne s’en soucie pas. Parfois, elle sourit, d’autres fois, elle tremble, et, surtout, elle s’étonne, hésite puis finit par y croire.

Quand elle termine, elle sait ce qu’elle doit faire. Elle a attendu plus d’une année un signe de Théos. Elle ne dira rien à personne. Il le lui a recommandé. Tout cela est étrange. Incroyable, même. Elle enfile son manteau et ses chaussures, prend les clés de sa voiture et fonce chez lui.

Il avait acheté un exemplaire, mais il en avait obtenu un deuxième par erreur. Il n’avait rien dit et avait caché la seconde copie chez lui. Ariane n’a aucun mal à la trouver, résiste à l’envie d’ouvrir l’opuscule d’une trentaine de pages – il lui a recommandé instamment de ne pas le faire – puis retourne chez elle.  Elle relit encore une fois les instructions de Théos.

Lis lentement tout le livre à haute voix. A la page 23, tu devras changer le texte. Surtout ne pas lire ce qui est écrit. C’est très important. Il faudra que cela semble naturel. C’est le seul moyen de me retrouver. Pour toi, ce sera facile. C’est ton métier, après tout. Voici ce que tu devras réciter…

Ariane lève les yeux du message de son compagnon et répète pour la dixième fois le texte appris par cœur. Après avoir bu un café et grignoté quelques biscuits, elle s’installe sur son canapé. Elle éteint son téléphone, se concentre, médite un instant, prend une grande inspiration et ouvre le petit livre.

Elle commence à lire à haute voix, lentement, mais elle remarque tout de suite qu’il manque le numéro de la première page. Elle sent des sueurs froides lui couler dans le dos. A la deuxième page, toujours pas de numéro. Comment saura-t-elle quand il faut changer de texte ? Ariane a envie de jurer, mais elle se maîtrise. En principe, jouer la comédie ne lui pose pas de problème. Sauf qu’il en va de sa vie et de celle de Théos. Par moment, elle se sent ridicule d’avoir peur d’un livre. Mais elle a une confiance totale en son homme. Même si cela lui parait fou. Et puis, il y a tous les autres qui sont morts ou ont disparu… Il lui a écrit que le livre l’avait absorbé et s’était autodétruit ensuite. Qu’il n’avait eu la vie sauve que grâce à un de ses ouvrages préférés, à elle, Ariane. C’est le mot baobab qui lui a permis de sauter in extremis de la Coena Cypriani au Petit Prince. Si seulement, elle l’avait relu avant…

Ariane se concentre pour réussir à détecter le passage à réécrire. Ne pas penser à ces phénomènes étranges où réalité et fiction se mêlent. Ses yeux lui piquent. Elle est épuisée. Elle s’empêche d’accélérer sa lecture. Les lignes dansent devant elle. Se brouillent. Plus qu’une dizaine de pages. Ne pas manquer le passage.

« Le banquet se termine. Les invités reçoivent un vêtement neuf de la part du prince qui les a invités à son mariage. Ils s’apprêtent à partir. Mais soudain, les serviteurs réalisent qu’il manque plusieurs des cadeaux offerts au prince. Celui-ci se met en colère. Il veut retenir tous les invités qui tremblent et finissent par accuser Achar… »

Ariane perçoit un souffle dans ses cheveux. Et puis un rire lointain lui parvient de la reliure du Petit Prince. C’est celui de Théos. Il rit pour la guider, pour tromper sa peur. Elle poursuit sa lecture sans s’arrêter.

« Achar est emmené par les gardes du château… »

Le vent devient violent. Les pages du livre s’agitent. Elle réalise qu’elle a dépassé le passage à changer. Elle doit improviser, car ce qu’elle a appris par cœur ne peut plus s’intégrer au texte original.

« Le cœur rempli de rancœur, Achar regarde autour de lui et aperçoit tous ces amis qui l’ont trahi… »

Vite une idée. Le livre se froisse, sa main est déjà dans ce monde en train de disparaître. Le rire de Théos devient triste, solitaire, résigné.

« Soudain une simple d’esprit au grand cœur, perdue dans la foule, se précipite vers Achar. Elle le prend par la main et l’entraîne avec ses bourreaux. Elle a retrouvé les bijoux d’or et d’argent. Dans le nid d’une pie voleuse. »

D’un seul coup, la tempête de papier cesse. Achar n’a plus besoin de se venger sur ses lecteurs. La malédiction est rompue. Ariane s’empresse de reprendre le livre du Petit prince et retrouve Théos perché sur un baobab. Elle lui tend la main à travers les pages. Il la saisit et l’entraine dans son livre préféré.

Consigne d’écriture

Le but de cette consigne était de rédiger une nouvelle à partir d’une documentation fournie par Esprit livre, d’imaginer une histoire et de résoudre l’énigme d’un livre tueur.

La Cité des nuages

— Pourquoi tu es triste ?
Vincent sursaute. Il lève la tête et découvre avec étonnement une fillette d’environ 12 ans — comme lui — qui le regarde de ses grands yeux bleu foncé. Comme l’orage, pense-t-il. Il ne l’avait pas entendu venir. Elle porte dans ses bras un drôle d’animal, qui a la tête d’un rat, mais le pelage et la queue d’un écureuil.
— Pourquoi tu es triste ?
Vincent se sent honteux. Quand il est arrivé chez sa grand-mère un quart d’heure plus tôt, il a filé au fond du jardin, sans lui dire bonjour. Ses parents partent trois jours à Paris. Sans lui.
— C’est quoi ta peluche ? demande le garçon.
— Un ratureuil. Il s’appelle Petit Soleil. Tiens, je te le donne. Comme ça, tu seras moins triste.

La fillette le pose dans les bras de Vincent qui pousse un cri, quand il réalise que la « peluche » est vivante. Il veut le rendre à sa maîtresse, mais elle a disparu. Déstabilisé, Vincent retourne à l’intérieur de la maison pour cacher le ratureuil dans sa valise, glissée sous le lit.

— Mami Olga ne doit pas te voir. Je te rapporterai de quoi manger, plus tard.

Le ratureuil fixe Vincent de ses grands yeux attentifs. Comme s’il comprenait. Puis le garçon dîne avec sa grand-mère, dont il doit subir les questions. Ce qu’il fait à l’école, ses matières préférées, s’il a une bonne amie…

A la fin du repas, Vincent prend une pomme et un bol d’eau pour Petit Soleil, à l’insu d’Olga.

— Tiens, j’espère que ça t’ira.

Le ratureuil sort de la valise, saisit la pomme entre ses pattes de devant pour la manger. Une fois rassasié, il s’installe sur le lit du garçon pour dormir. Vincent le caresse, puis se couche, avec la tête remplie d’interrogations.

Au milieu de la nuit, il est réveillé par des chuchotements.

— J’ai fouillé partout. Il a dû le jeter.

— Tu lui as demandé ?

— Non, il n’a pas l’air de se souvenir.

L’adolescent entrouvre les yeux, et aperçoit Petit Soleil en train de converser avec la fillette. Il s’assied sur son lit, stupéfait. L’animal et sa maîtresse se taisent. Comme il reste figé, la fillette lui dit :

— Je m’appelle Amandine.

Son regard sérieux, ce prénom… Le jeune homme sent soudain des lambeaux de souvenirs s’agiter en lui. Puis tout lui revient brusquement. Il avait 4 ou 5 ans. Les enfants du peuple des nuages avec qui ils jouaient, quand il venait chez sa grand-mère. Le jour où Amandine est apparue la première fois devant lui dans le jardin, comme aujourd’hui, et ses multiples cousins et cousines. Leurs jeux dans la forêt. Il se rappelle enfin, du cadeau d’Amandine. Il n’en avait parlé à aucun adulte. Vincent se précipite dans un coin de la pièce, soulève une latte de plancher et en sort une petite roche translucide.

— Ce n’est pas ça que vous cherchez ?

— Oui, réplique Amandine, en souriant. Garde-la sur toi. Allons-y, maintenant.

— Où ça ?

— Dans la cité des nuages. On a besoin d’un enfant de la Terre, pour plaider la cause des humains. Les Maîtres des éléments ont décidé de les éliminer, car ils ne prennent pas assez soin d’elle.

— Pourquoi moi ?

— Tu es le seul enfant que je connaisse.

Vincent est un peu déçu. Il espérait s’entendre dire qu’il était l’élu. Comme dans ses jeux vidéo.

— Comment je vais aller là-haut ?

À ces mots, le ratureuil se met à lécher son pelage avec application. Au fur et à mesure de ses coups de langue, il grandit, grandit à tel point qu’il prend la taille d’un grand aigle. Amandine bondit sur son dos, suivi par Vincent, un peu hésitant. Petit Soleil prend son envol et en moins d’un quart d’heure, ils atteignent les portes de la Cité des nuages qui s’ouvrent devant eux. Amandine entraîne Vincent à travers les couloirs de ouate blanche. La fillette a l’air de savoir où elle va et le garçon se demande comment elle fait pour se repérer. Très vite, ils entendent un brouhaha indescriptible qui surgit d’une des salles attenantes au couloir. Une sorte de hublot, placé dans la paroi, leur permet de voir ce qui se passe à l’intérieur.

— C’est la salle du Conseil, chuchote la jeune fille.

De vieux personnages sont assis autour d’une table. Ils portent tous un chapeau différent, représentant l’élément, dont ils sont maîtres. Des tempêtes miniatures de grêles, de neige et de pluie font rage dans la pièce.

— Il faut que tu ailles leur parler.

Vincent se met à rire nerveusement, mais ne bouge pas.

Les discussions entre les maîtres des nuages se font de plus en plus vives.

— Vas-y, supplie Amandine, les yeux remplis de larmes.

Désemparé, le garçon regarde autour de lui, essaie d’imaginer ce que feraient les personnages qu’il incarne dans ses jeux vidéo. Mais rien ne vient.

Brusquement, le bruit cesse. Les Maîtres quittent la salle. Leur décision est sans appel. La Terre va disparaitre. Amandine regarde Vincent avec tristesse. Le garçon a la gorge serrée. Il n’est pas celui qu’elle croit. Machinalement, il joue avec le caillou qu’il a dans sa poche.

— Je ne suis pas un héros.

— Peut-être que tu en es un, mais que tu ne le sais pas, rétorque Amandine. Tu as en toi et avec toi la force de changer le cours des choses.

Les Maîtres parviennent aux portes de la cité et envoient sur la Terre le plus violent des ouragans que les humains aient jamais vécu.

Vincent regarde Amandine. Ses yeux couleur d’orage lui redonnent du courage. Il a tout ce qu’il faut en lui et avec lui.  Mu d’une impulsion subite, il enfourche Petit Soleil et vole en direction du cataclysme. Pour la première fois, il se fait confiance et il suit son intuition. Au moment où Petit Soleil et lui rejoignent le cœur des tempêtes, celles-ci ont déjà touché la Terre. Secoués dans tous les sens par les vents violents, ils tiennent bon. La main de Vincent s’enfonce dans sa poche pour toucher le caillou. Puis soudain, sans savoir pourquoi, il le brandit au-dessus de sa tête comme un étendard.

La petite roche translucide se met à briller si fort que l’obscurité disparait. Elle absorbe les tempêtes et laisse place à un ciel bleu. Du haut de son nuage, Amandine sourit, tandis que Vincent se met à rire, toujours à califourchon sur le ratureuil.

Staccato

— Ne frappe pas ce piano comme ça, il ne t’a rien fait !

C’est lui qui m’a dit fort. Faudrait savoir ce qu’il se veut. J’en ai raz le bol de ces cours. « Arrondis tes doigts. Va au fond des touches. Staccato. Fortissimo. Plus doucement. Pas aussi vite. Plus mélodieux. » C’est toujours trop ou pas assez. Jamais bien.

— Il faut faire chanter ton piano.

Il en a de bonnes, lui. Si un piano savait chanter, ça se saurait…

— Avec un prénom comme le tien, cela ne devrait pas être difficile.

Et voilà… il m’a pas ratée. Il est comme tous les autres. À chaque fois, c’est pareil. Il faut toujours qu’ils me le renvoient à la figure, mon prénom. Mélodie. C’est un joli prénom, vous allez me dire. Joli oui, mais pas très original venant de la part de parents musiciens. Des musiciens, y’a qu’ça dans ma famille. J’en ai la gerbe rien que d’y penser. Y’a ma grande sœur, mes oncles et mes tantes… même mes grands-parents. Comme dans la famille de Bach. Sauf qu’il y en a qu’un qui est vraiment passé à la postérité. Chez nous, c’est le contraire. Je suis le seul à pas être doué… et à porter un prénom en rapport avec la musique. La poisse quoi. J’essaie d’en rire, mais c’est pas tous les jours drôles. Parfois je me demande si je suis pas adopté. Ou alors j’ai été échangé à la naissance. C’est vrai, quoi. J’ai rien à voir avec eux. Je suis pas du genre artiste. J’aime les maths et la physique. Je kiffe aussi l’informatique et les avions. Bref…

Mes parents sont têtus. Ils croient que j’y arriverai en travaillant. Ils se demandent même pas si ça me plait. Je dois devenir pianiste. Un point c’est tout. Et travailler mes gammes, mes arpèges, la position de mes doigts, apprendre les partitions par cœur, faire « chanter » mon piano… Et comme rien n’y fait, ils me changent de prof à tout bout de champ en pensant que ça me rendra meilleure. Je suis capable de déchiffrer une partition. Je me débrouille mieux que d’autres peut-être, mais j’ai pas le sens musical. C’est pas mon truc.

— Fais un effort, que diable !

Il s’énerve, mais moi j’y peux rien. J’en pleurerais, mais c’est un truc de fille, chialer pour faire pitié. Je déteste ça. Alors, oui, Monsieur le professeur, c’est difficile. Et encore plus avec un prénom comme le mien. Beaucoup plus compliqué que pour d’autres. Je termine tant bien que mal cette leçon à la con avec ce nouveau prof débile.  Désespérée, désespérante…

Moi, ce que je voudrais vraiment, c’est être pilote. Pilote de chasse, si possible. Je l’ai jamais dit à personne. Même pas à mes deux meilleures copines, Fanny et Caroline. Elles comprendraient pas. Je leur ai dit que je voulais être hôtesse de l’air. C’est plus classique. Ça passe mieux.  « Tu devras mettre des jupes, qu’elles m’ont fait, toi qui détestes ça. » Elles ont rigolé, mais moi, j’ai rien répondu. C’est vrai que j’aime mieux les pantalons. Les robes, ça fait nunuche. Pour moi, l’essentiel c’est qu’elles m’ont cru.

Pour une fois, je prends pas le bus pour rentrer à la maison. Je décide de marcher, malgré la pluie. A cause de la pluie qui m’imprègne. Coule sur mon visage. Au moins, ça évite que mes larmes se voient de l’extérieur. Même moi, je me sens pas pleurer.

J’en peux plus. J’aurais tellement voulu leur faire plaisir, à mes parents. Faire honneur à mon prénom. Être le pianiste dont ils rêvaient. Le garçon qu’ils souhaitaient.

Je marche au hasard. Je sais même pas où je vais. Ni où je suis. J’ai marché sans réfléchir. Mes pieds m’ont portée sur un pont. Au-dessus d’un fleuve. Les voitures passent derrière moi. Personne me remarque. Personne me verra tomber. Personne me sauvera. Je m’appuie contre la rambarde et je regarde l’eau. Qui m’attire. Je me penche de plus en plus. M’imagine grimper sur le parapet, debout en équilibre, les bras à l’horizontale… puis m’élancer dans le vide et voler au-dessus de la rivière. Mon corps traversant l’air. Comme un oiseau… Comme un boulet qui plonge à une vitesse vertigineuse dans le liquide devenu béton. Je frissonne. L’idée du choc, de cette plongée dans l’obscurité glaciale, me fait frémir.

Dans ma poche mon téléphone vibre. C’est ma copine Caroline. Je me détourne du fleuve. Les voitures passent toujours sur le pont. Comme si de rien n’était. Elles ne se sont pas arrêtées pour moi. Je finis par décrocher.

— Ah enfin… Tu m’as fait peur. T’es où? Tu fais quoi ? Ça fait un moment que j’essaie de t’appeler. Tes parents aussi. Il parait que t’es pas rentrée.

Quand Caroline se tait enfin – quelle pipelette, celle-là – je dis rien. J’ai la gorge nouée. Si je dis un mot, je rechiale. J’ai pas envie. Même si c’est ma copine.

— Mélodie ? Dis quelque chose ? On t’a enlevée ?

Je crois qu’elle est vraiment inquiète. Alors je laisse tout sortir en vrac. Le piano qui sait pas chanter. Mon prénom de merde qu’on me ressort à toutes les sauces. Que je sais pas si c’est mes vrais parents. Que la musique, c’est con, quand on a des parents musiciens. Que je veux pas devenir pianiste. Que je veux être pilote de chasse.

— Tu voulais pas être hôtesse de l’air ?

Non, mais c’est pas vrai ! Je lui dis tout ce que j’ai sur le cœur et elle, ce qu’elle retient, c’est que j’ai « changé d’avis » sur ma profession de rêve… ou que je lui ai menti. Je boucle le téléphone et quand elle rappelle, je réponds pas. Je me retourne, m’appuie sur la rambarde, regarde le fleuve en bas… Mon téléphone qui vibre en permanence dans ma poche me déconcentre. Et puis le cœur n’y est plus. Le fleuve ce sera pour une autre fois.

La pluie a fini par s’arrêter. Un rayon de soleil guette, pas loin. Moi, des larmes j’en ai plus. J’ai 16 ans. Je suis plus une gamine. Et soudain, je décide d’affirmer ce que je suis. Alors quand je vois le numéro de ma mère s’afficher sur mon téléphone je lui réponds, sans lui laisser le temps de dire un seul mot. Pour pas que je me dégonfle. Après tout, c’est le moment où jamais. Même si par téléphone, c’est pas cool. Y’en a bien qui largue leur gonzesse par sms…

— Maman, je veux changer de sexe et je veux arrêter le piano.

Consigne

Le but de la consigne était d’écrire une nouvelle avec une chute surprenante, mais annoncée par différents éléments subtiles dans le texte.

Les messagères intergalactiques

 Le cours d’histoire est terminé. L’enseignant salue sa classe avant d’éteindre son appareil à émission holographique, quittant d’un seul coup le domicile de ses élèves. Irina fait disparaître les livres virtuels qui encombrent son bureau. Elle aime bien l’histoire, imaginer la vie d’avant, celle de ses grands-parents, avant le Virus.

Il est quatre heures de l’après-midi. L’adolescente n’a pas envie de faire ses devoirs. De toute façon, sa tante rentre tard ce soir. Elle a tout loisir de faire ce qu’elle veut en l’attendant. Irina hésite à se rendre chez son amie Samantha, puis y renonce. Elle se sent un peu fatiguée et songe qu’une dose de pâte vitaminée ne lui ferait pas de mal.

C’est quand elle place son verre sous le robinet à vitamine qu’elle les aperçoit à travers la fenêtre. Ce ne sont que trois points noirs encore lointains. Rien ne dit qu’ils viennent pour elle. Pourtant, son cœur se met à battre à tout rompre. Elle s’affole, repense à ses parents. Elle était encore toute petite. Comme un flash. Trois points noirs similaires, lointains, l’air de rien. Puis le drame. L’arrachement. Les oisbots étaient arrivés, ils avaient fracassé la fenêtre et avaient emporté ses parents dans leurs serres de métal. Puis, le vide, le trou noir dans son esprit, couleur d’un désespoir sans fin. Sa tante l’avait recueillie.

Elle tremble, lâche le verre par terre, ne prend pas la peine de fermer le robinet. Sa fatigue… c’était donc ça. Elle n’a que quelques instants pour fuir. Fuir à tout prix, pour ne pas terminer sa vie dans le Cube, comme ses parents. Et subir une agonie lente et douloureuse réservée à ceux qui, comme eux – comme elle – ne font pas partie de la caste des dirigeants et des nantis les plus riches. Eux, ils ont accès aux médicaments et aux vaccins. Ils peuvent survivre au Virus. Pas les autres.

Ses parents lui avaient raconté l’apparition du Virus quand ils étaient tout jeunes et l’incapacité des autorités à le maîtriser, le manque de ressources pour soigner tout le monde et fabriquer des vaccins pour tous. Ils lui avaient raconté qu’avant, les gens ne portaient pas de masque, quand ils se rencontraient. Il leur arrivait même de se prendre dans les bras, de s’embrasser. Cela lui semble étrange.

Irina chasse ses pensées de sa tête, qui la paralysent. Les points noirs se sont rapprochés. Elle peut distinguer leurs formes d’oiseaux, avec leurs grands becs et leurs serres disproportionnées et terrifiantes.

Irina se précipite vers le sas de téléportation, à l’entrée de l’appartement, mais elle a de la peine à se décider sur sa destination. Chez son amie ? Non, trop risqué. Pour toutes les deux. La Lisière de la forêt, en bordure de la Ville ? Avec un peu de chance, elle réussira à rejoindre la Clairière à pied, sans qu’ils la rattrapent. Car aucune porte ne donne sur ce lieu qu’elle aime particulièrement, là où campent une troupe de bohémiens intergalactiques, durant l’été. Elle a fait leur connaissance quatre ans auparavant, et elle s’est liée d’amitié avec eux. Pourvu qu’ils soient déjà arrivés. Ils la protégeraient et la cacheraient. Seulement, elle n’est pas sûre qu’ils soient déjà revenus, l’été n’ayant pas encore tout à fait débuté.

Fébrile, Irina tape le code du sas de la Lisière, mais ses mains tremblent et elle doit s’y reprendre à plusieurs fois. Elle entend la fenêtre se fracasser sous les coups de becs des oisbots. Ils fouillent les pièces, s’approchent du sas. Au moment, où ils l’aperçoivent, elle réussit à se téléporter à la Lisière.

Elle sort de la cabine de téléportation. A la Lisière il n’y a pas foule. Elle se presse vers la forêt. Elle court, court à travers les arbres. Les robots oiseaux ont certainement déjà retrouvé sa destination. Elle court sans s’arrêter, sans se retourner. Très vite, elle est essoufflée. Les premiers signes de la maladie ou juste son manque d’entrainement ? Elle ralentit sa course. Elle y est presque. Plus que 300 mètres. Les oisbots sont entrés dans la forêt. Irina entend déjà leur grésillement. Plus que 200 mètres. Ils se rapprochent. Plus que 100 mètres. Pourvu que les bohémiens soient là, sinon… Enfin, la Clairière. Mais il n’y a personne.

Désespérée, Irina la traverse en courant, cherche un buisson où se dissimuler et s’accroupit. Les oisbots apparaissent de l’autre côté de l’étendue herbeuse. Ils s’arrêtent un instant, puis la repèrent, à cause de la puce, implantée dans son corps au moment de sa naissance, et qui leur envoie sa position une fois par minute. C’est d’ailleurs à cause de cette fameuse puce, qu’ils ont découvert qu’elle était malade.

Elle sait qu’elle n’a plus aucune chance. Elle regarde encore dans le ciel, en espérant voir arriver ses amis. Celui-ci est désespérément vide. Elle respire une dernière fois l’air de la forêt. Elle ferme les yeux. Respire lentement. Les oisbots sont là. Devant elle. Leur moteur grésille. Elle préfère ne pas les voir. Ne pas avoir à les affronter visuellement. Elle attend qu’ils s’emparent d’elle. Elle attend… mais rien ne se passe. Pourtant, elle les entend toujours grésiller. Elle hésite encore, avant de se confronter à la réalité. Et comme il ne se passe toujours rien, lentement, très lentement, elle ouvre les yeux.

Tout d’abord, elle ne comprend pas ce qu’elle voit. Les oisbots flottent au-dessus du sol à moins d’un mètre d’elle, et ne bougent pas. Et soudain, elle les aperçoit, juste au-dessus d’eux. De gigantesques lucioles avec leurs lassos de lumière qui tiennent en respect les oiseaux métalliques. Irina se lève d’un coup, soulagée. Ses amis bohémiens lui ont envoyé ces messagères pour la protéger, en attendant qu’ils arrivent. Ils ont perçu son désarroi, grâce à leurs capteurs extrasensoriels.

Irina lève les yeux et aperçoit, au loin, le point lumineux de leur caravane intergalactique en approche. Désormais, elle ne craint plus rien, et se met même à croire qu’elle survivra au Virus.

 

Nouvelles très courtes

Le champignon

Comme chaque matin, Linda part se promener avec ses chiens dans la forêt, quand elle aperçoit, soudain, un énorme champignon, dodelinant du chapeau ; Linda comprend son mal-être, se penche vers lui pour redresser sa tête de travers, porte la main à ses lèvres pour lui envoyer un bisou, lui trouve un goût étrange, mais néanmoins exquis, et, oubliant son bon cœur, le ramasse  et repart avec ses chiens pour se préparer un bon petit plat.

Vol plané

Au moment où Gédéon, chômeur en fin de droits, s’élance du haut du clocher de son village pour se donner la mort, une fée, qui passait par là, d’un coup de baguette magique, lui fait pousser des ailes ; déconcerté, incapable de tomber, il plane au-dessus de son village, ressassant inlassablement son malheur de ne pouvoir mourir, quand soudain, une fillette l’apercevant d’en bas, crie à sa maman qu’elle veut voler comme le monsieur ; alors Gédéon descend rejoindre la fillette, la prend sur son dos et lui fait découvrir le village d’en haut, se découvrant, par la même occasion, une nouvelle vocation.

Consigne d’écriture

Le but de la consigne était d’écrire des nouvelles en une seule phrase, avec tous les ingrédients d’une histoire.

L’étranger

Depuis que l’étranger est arrivé dans le village il y a trois semaines, la vie de Cléa a changé. Elle se souvient de sa venue à l’épicerie. Elle était de mauvaise humeur ce jour-là. Elle aurait préféré faire la grasse matinée et avoir de vraies vacances. Mais ses parents habitaient un petit village de montagne et ils avaient besoin de son aide pour tenir leur échoppe durant l’été.

L’homme était entré dans le magasin vers la fin de la matinée, comme n’importe quel autre touriste. Il avait posé des questions auxquelles elle n’avait pas répondu. De toute façon, ici, les étrangers n’étaient pas les bienvenus.  Les villageois s’en méfiaient. Tout ce qui venait du dehors était mauvais par définition. Elle n’avait donc pas besoin d’être aimable.

Et puis, au moment où elle lui rendait la monnaie, elle avait levé la tête et croisé son regard. Elle y avait vu l’été, la chaleur et le soleil. Elle s’était perdue dans le ciel serein de ses yeux limpides. Une douceur surprenante et agréable s’était mise à couler dans ses veines.

Une demi-heure plus tard, elle avait retrouvé l’inconnu assis sur un banc placé sous le grand tilleul de la place du village. Il était en train de terminer son pique-nique. Elle s’était cachée pour l’observer. Les autres villageois, eux aussi, l’espionnaient, dissimulés derrière les rideaux de leur fenêtre. Elle le savait.

Il était resté assis tout l’après-midi au même endroit. Avec son sac à dos posé à côté de lui. Parfois, il fermait les yeux, le visage tourné vers l’azur. A d’autres moments, il lisait un livre. Vers 16 heures, les enfants s’étaient retrouvés pour jouer au football. Les parents leur avaient recommandé de ne pas parler à l’inconnu. De temps à autre, l’étranger leur renvoyait la balle qui atterrissait près de lui. Le soir, il avait quitté le village, mais il était revenu le lendemain matin. Nul ne savait où il avait passé la nuit. Les enfants s’étaient approchés un peu plus de lui.

Le troisième jour, ils s’étaient mis à jouer au football avec lui. Puis quand ceux-ci s’étaient bien dépensés, l’homme leur avait raconté des légendes. Cléa avait fini par s’asseoir par terre avec les enfants pour écouter le conteur. Elle ressentait une véritable fascination à son égard. Peu à peu, d’autres adultes l’avaient rejointe et tous avaient fini par apprécier l’étranger. De temps à autre, les enfants partaient avec lui dans les collines environnantes pour apprendre le secret des plantes, des insectes et des animaux sauvages. Il leur enseignait à communiquer avec les bêtes et à se repérer dans la nature. L’atmosphère du village avait changé.

Comme chaque fin d’après-midi, Cléa écoute avec intérêt les histoires du conteur. Lorsqu’il a fini, elle rentre chez elle en sautillant, comme une enfant. Le cœur en fête. Elle mange avec ses parents, discute avec eux, ce qui lui arrive rarement depuis qu’elle étudie à l’université. Elle s’apprête à se coucher, quand on tambourine à la porte d’entrée. Ses parents vont ouvrir. Elle les entend discuter.

— Cléa, viens, hurle sa mère. Les enfants d’Elodie ont disparu.

La jeune fille descend, enfile sa veste et rejoint les nombreux villageois qui sont rassemblés sur la place. Tous sont équipés de lampes de poche. Ils fouillent le village d’abord, puis étendent leurs recherches aux collines environnantes. Ils crient à intervalles réguliers les prénoms des enfants. En vain.

Elodie, la maman des enfants perdus, s’inquiète, imagine le pire. Malgré elle, elle songe à l’étranger. Il a disparu, comme chaque soir. Mais va-t-il revenir ? Après tout, personne ne sait qui il est véritablement.

Les villageois cherchent le frère et la sœur jusqu’à tard dans la nuit. A l’aube, quand ils reprennent leurs recherches, ils pensent tous la même chose, sans oser le dire à haute voix. Même Cléa. Ils se retrouvent sur la place, en milieu de matinée, pour faire le point, quand l’étranger réapparaît. Elodie se précipite sur lui.

— C’est vous qui les avez enlevés. Qu’est-ce que vous en avez fait ?

La mère, hystérique, se met à frapper l’homme de ses poings. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Il tente de l’apaiser d’un geste, il veut lui parler, mais la colère de la femme est telle, qu’il renonce. Il lui tourne le dos prêt à s’en aller.

— Tu crois qu’on va te laisser partir comme ça, vocifère un villageois.

« Pourquoi tu ne leur réponds pas ? se demande Cléa. Est-ce que c’est vraiment toi ? » Menaçante, la populace s’approche de lui et l’encercle, lui ôtant toute possibilité de s’enfuir. La jeune fille, en retrait, des larmes dans les yeux, crie à la foule de s’arrêter. Personne ne l’entend.

Un habitant saisit l’homme par le col de son polo, le secoue puis le jette à terre. Il se met à le rouer de coups de pieds. Tous s’y mettent. L’homme tente de se protéger la tête avec ses mains. Il est redevenu l’inconnu qu’il était, quand il est arrivé trois semaines plus tôt. Il ne se défend pas. Il attend la fin.

Elodie est la première à apercevoir ses enfants qui surgissent du bout de la rue. La fillette porte son petit frère sur son dos. L’un de ses pieds sans chaussure est entouré d’un bandage de fortune créé avec la chemise de la jeune fille. Son visage est égratigné. La mère se précipite vers eux. Prend son fils dans ses bras.

– Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

– On voulait prendre un raccourci pour rentrer et on s’est perdu. Et puis, Christian est tombé dans un trou et s’est fait mal au pied.

Les villageois relèvent l’homme. En sang. Gênés, ils s’excusent maladroitement. Veulent l’inviter pour se faire pardonner. Mais Cléa sait qu’il ne peut pas rester. Pour les siens, il sera toujours un étranger, un coupable. Elle s’approche de lui pour le soigner. Quand elle a terminé, l’inconnu lui adresse un dernier sourire avant de s’éloigner pour toujours.

Hiver meurtrier

Je l’ai tuée. Je ne pouvais pas la laisser me faire ça.

Quand j’ai reçu l’appel de Saturnin il y a quelques jours, j’ai été surpris. Ça faisait un bail. Saturnin, c’est mon contact à la police et c’est aussi mon pote. Moi, je suis journaliste à la rubrique locale de mon canard. Un fait divers marrant pour moi qu’il m’a dit. Enfin, marrant… Pas tellement. Deux vieilles qui ont été retrouvées mortes par le mari d’une des deux. J’avais pas trop envie de sortir. Il y avait un vent à décorner les bœufs et ça caillait. Mais ça faisait un moment que je n’avais pas trouvé de sujet original. Alors, j’ai sauté dans ma voiture.  C’était à 10 kilomètres de la rédaction. Dans une ferme un peu paumée.

Sur place, il y avait trois flics, dont mon pote qui est le chef. Le toubib était déjà parti.

Pour lui, tout était clair. La première femme, Raymonde, morte de plusieurs piqûres d’abeille. Elle était allergique. J’ai trouvé bizarre de se faire piquer par des abeilles en plein hiver. La deuxième, Agathe, crise cardiaque, quand elle a vu sa copine mourir. Les deux corps avaient été déjà évacués. Dans le salon, il y avait, debout dans un coin, le mari et le fils d’Agathe, Au pied du divan, un chien qui gémissait. Sur la table, une théière, deux tasses, des biscuits et des dattes. Saturnin s’approcha de moi.

— Qu’est-ce que tu en penses, Victor ?

— Qu’il faudrait faire soigner ce chien. Il a pas l’air bien.

— Votre clebs, c’est normal qu’il soit comme ça ? a demandé Saturnin au mari.

Philippe Tardi, le visage fermé, s’est approché puis agenouillé près du chien.

—Il a dû manger un truc qui passe pas.

C’est sa réflexion qui m’a mis la puce à l’oreille. Et si ce qui avait l’air d’un malheureux concours de circonstances n’en était pas un ? Quand un des agents a voulu boulotter un biscuit, mon pote l’en a empêché. Apparemment, il pensait comme moi.

Pour le cabot, c’était trop tard. Il a fini comme Agathe.

On s’est regardés, Saturnin et moi. Tout devenait soudain suspect. De coïncidences surprenantes, on passait à soupçon d’homicide. Et de veuf éploré, le mari devenait suspect. Le fils aussi.

— Il faudrait faire analyser ce qu’il y a sur la table, qu’il a dit à ses agents.

Évidemment, Saturnin a commencé par interroger le mari et le fils. Histoire de voir ce qu’ils avaient dans le ventre. Les questions habituelles, quoi. Philippe Tardi laissait entendre qu’il avait une vie de rêve à la campagne avec son fils Léonard. Il était viticulteur. A la ferme, il n’y avait qu’une employée de maison. Le fils vivait là. Il était apiculteur et possédait une dizaine de ruches. Quand Saturnin lui a demandé pour les abeilles, il a dit qu’elles ne quittaient pas les ruches. Trop froid.

— Et comment ça se fait que, comment elle s’appelle déjà, l’autre femme… ?

— Raymonde ?

— Oui, c’est ça. Comment ça se fait qu’elle se soit fait piquer ?

— Je ne sais pas.

Raymonde était une amie d’Agathe. Elle l’avait rencontrée, quand elles étaient étudiantes. Puis elles s’étaient perdues de vue. La première avait terminé ses études et avait fait carrière. La seconde s’était mariée et était restée femme au foyer. Elles se sont retrouvées un an auparavant, par hasard.

Je les ai observés, le père et le fils, pendant l’interrogatoire. Ils avaient l’air mal à l’aise. Ils cachaient quelque chose. Leur vie idéale ne l’était peut-être pas tant que ça. Quand on a interrogé l’employée de maison, on en a eu la confirmation.

— Madame et Monsieur ont toujours été bien avec moi. De temps en temps, ils se disputaient. Comme tout le monde. Et le fils? Toujours poli.

— Ces derniers temps, vous n’avez rien remarqué de différent ? a demandé Saturnin.

— Je sais pas… Un jour, Madame a donné une gifle à Monsieur. C’était la première fois.

— Vous savez pourquoi ils se disputaient ?

— Non, j’écoute pas.

J’ai trouvé le moyen de la tuer, sans me faire prendre.

On a attendu deux jours pour l’analyse du goûter. C’était les dattes qui étaient empoisonnées. Évidemment, on en a déduit que le mari était coupable. Saturnin est retourné l’interroger. Tardi a admis les disputes, mais il a juré – croix de bois croix de fer, si je mens je vais en enfer – qu’il l’avait pas tuée. Il a dit qu’elle était jalouse, parce qu’il discutait avec sa copine, Raymonde.

— Vous étiez amants ? a demandé mon pote.

Il n’a rien répondu. Mais c’était clair. Il avait l’occasion et le mobile. Sa femme avait tout deviné et lui, il voulait changer d’air. Pas de bol, sa maîtresse meurt, piquée par une abeille. Il n’a pas pu profiter de son crime. Fin de l’histoire. Saturnin l’a embarqué. Il l’a encore cuisiné quelques jours, mais le bougre n’a rien avoué.

J’ai quand-même commencé à écrire mon article. Sans conviction. J’étais encore loin de l’avoir terminé quand Saturnin m’a appelé.

— C’est pas lui qui l’a tuée.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Les dattes. Elles ne viennent pas d’un super-marché standard, mais d’un petit magasin bio en ville. Et, il n’y est jamais allé. C’est la propriétaire qui m’a dit. Elle connait tous ses clients. Par contre, quand je lui ai montré la photo de Raymonde, elle l’a tout de suite reconnue. C’était une cliente régulière.

— Ce serait elle la coupable ?

— Peut-être. Mais on n’en sait rien. Probable qu’elle a toujours été amoureuse de lui. On a fouillé son appartement et on a rien trouvé. Aucune preuve.

— Après tout c’est pas important. De toute manière, Raymonde ne sera jamais jugée… »

Elle m’a dit qu’elle était allergique aux piqûres abeilles. C’était simple. Il m’a suffi d’en transporter quelques-unes à l’intérieur. Elles ont fait le travail. Je ne pouvais pas prévoir que Raymonde avait eu la même idée que moi. Elle a choisi le poison. Pas très subtil. C’est elle qui a laissé tomber Philippe il y a 45 ans. Je me demande bien pourquoi, si c’était pour me le reprendre. Elle ne pouvait pas m’en vouloir de l’avoir épousé. Au lieu de finir ma vie avec mon mari, je vais souffrir l’enfer éternel en compagnie de cette voleuse d’homme.

Les lavandières de la nuit

— Alors, ta randonnée en solitaire ? demande Philippe.

Jérémie, troublé, tourne le dos à son ami et se dirige vers le buffet. En passant devant la fenêtre, il croit apercevoir une ombre à l’extérieur, qui disparait aussitôt. Le jeune homme frissonne. Aujourd’hui, c’est le jour de la remise des diplômes. Il devrait se sentir heureux. Le hall de l’université bruisse des multiples conversations estudiantines. Les parents viennent de partir et les étudiants se retrouvent entre eux, pour fêter. Philippe rattrape son ami.

— Raconte.

Jérémie prend un sandwich. Une heure avant, il avait voulu intéresser son ami en lui laissant entendre qu’il avait vécu quelque chose d’exceptionnel durant son voyage. Mais à présent, la nuit qui tombe l’oppresse. Il aimerait mieux s’amuser et ne pas y penser.

« C’était rien de spécial. »

Au moment, où il prononce ces mots, il revoit la silhouette derrière la vitre.

« Qu’est-ce que tu as, vieux ? Tu es bizarre. »

Jérémie ne répond pas. Il jette encore un coup d’œil par la fenêtre. Il n’y a plus personne.

« Allons prendre l’air. Ça te fera du bien. »

Les deux étudiants enfilent leur manteau et sortent.

Ils marchent un moment sans parler. Une fois arrivé au bord du lac, ils s’assoient sur banc. Le soleil vient de se coucher et laisse des traînées rougeâtres dans le ciel. Une légère brume flotte au-dessus de l’étendue d’eau. Angoissé, Jérémie hésite un instant, puis se lance.

« Quand je suis parti de Castellane, le temps était magnifique. J’avançais facilement, j’étais enthousiaste. L’air pur, le soleil, la beauté du paysage… En milieu d’après-midi, le ciel s’est obscurci brusquement. Il s’est mis à pleuvoir des trombes. Des éclairs tombaient tout autour de moi. J’ai quitté le chemin que je suivais sur la crête, pour me mettre à l’abri au milieu des rochers. Quand l’orage s’est arrêté, j’étais perdu. Je n’avais plus de réseau. J’ai marché au hasard jusqu’au soir. J’étais fatigué et mes habits étaient humides. J’allais dresser ma tente, quand j’ai aperçu un village à une centaine de mètres au-dessus de moi. Je rêvais d’un bon lit et d’un verre de limonade.

Il n’y avait que quelques maisons. Pas de route. Juste un chemin de terre semé de détritus. J’avais l’impression d’atterrir en plein Moyen Âge. J’ai croisé une femme qui travaillait dans un jardin potager. Je lui ai demandé s’il y avait un endroit où je pourrais manger et dormir.  Sans rien dire, elle a désigné une maison un peu plus loin.

C’était une sorte de café avec une table ronde et rouillée qui trônait devant l’entrée. Je suis entré. Il faisait sombre. Derrière le comptoir, il y avait un gars avec une barbe grise et sale et, dans la salle, deux hommes, assis devant des pichets de bière brune. Ils me regardaient. Pas vraiment sympas. J’ai demandé une limonade, mais il n’en avait pas. J’ai grignoté un bout de pain sec et bu un verre de vin rouge. Une véritable piquette. J’ai essayé d’engager la conversation. Rien à faire. Il m’a même pas dit où j’étais. Juste que je pouvais dormir dans la grange à côté.

A un moment donné, les deux autres clients se sont levés brusquement et sont partis, comme s’ils étaient pressés. Le vieux du bar, affolé, m’a emmené dans mon palace rempli de foin.

Juste avant de me laisser, il m’a dit :

— Feriez mieux de pas sortir cette nuit… »

J’ai voulu lui poser des questions, mais il est rentré se barricader. J’étais fatigué, mais j’ai eu un peu de mal à m’endormir. A trois heures du matin, j’ai été réveillé par des coups qui venaient de la rue et des voix de femmes qui chantaient. Curieux, je me suis levé et j’ai entrouvert la porte de la grange, mais il n’y avait personne. La lune était pleine. J’ai enfilé mes chaussures et ma veste et je suis sorti. Au bout du chemin, j’ai trouvé les femmes autour d’une fontaine. Elles étaient cinq, d’un âge certain. Elles portaient de longues robes blanches et lavaient des draps en les frappant avec des sortes de battes de baseball. Je les ai saluées. Elles ont arrêté de chanter et m’ont fixé d’un air qui m’a mis mal à l’aise. J’allais repartir quand une vieille m’a saisi le bras et m’a dit :

— Pourriez pas m’aider à essorer le linge ?

Elle avait une sacrée poigne. J’ai pris le bout de drap qu’elle me tendait. Elle s’est remise à fredonner, avec les autres. Des paroles que je ne comprenais pas. Alors que je tordais les draps avec la vieille, j’ai commencé à me sentir oppressé. Tout mon corps me faisait mal. J’ai fini par lâcher les draps. Ils se sont dressés face à moi, comme s’ils avaient pris vie.  Ils se sont enroulés autour de mon corps, en m’écrasant peu à peu. Je n’arrivais pas à m’en débarrasser. J’ai essayé de crier. Aucun son ne sortait. Les sorcières continuaient à chanter. Je n’arrivais plus à respirer. Je suis tombé par terre.

Au moment où je me voyais mourir, une petite fille, revêtue d’une robe blanche, a surgi de la fontaine. Toute droite. Dégoulinante. Comme si elle était tirée par un fil invisible accroché au sommet de son crâne. Elle est restée un instant en lévitation au-dessus du bassin, puis elle a glissé vers moi sans toucher le sol. En l’apercevant, les autres femmes ont eu un mouvement de recul. Elles avaient l’air surpris, même effrayé. Les draps se sont légèrement desserrés. La fille est venue vers moi et m’a chuchoté à l’oreille : « Elles m’ont tuée. Promets de m’épouser et je te sauverai. Pour toi, je ressusciterai ». J’ai promis. J’aurais dit oui à n’importe quoi, pour vivre. Les draps sont tombés. Et la fillette m’a crié : « Cours dans le champ labouré. Elles ne pourront pas t’y suivre. Je te retrouverai. N’aie crainte… ». Je me suis enfui, en laissant tout derrière moi. »

Jérémie se tait. Philippe éclate de rire, puis l’applaudit.

– Alors là, tu as fait fort. J’y ai presque cru à ton histoire. Je ne te connaissais pas un tel don de conteur.

Les traits tirés, Jérémie tente un sourire, puis se lève. Dans le bosquet d’arbres, juste derrière son ami, il aperçoit la silhouette de l’enfant. Son regard vide le fixe avec insistance.

Commentaire

Cette nouvelle est basée sur la légende du même nom, à savoir les lavandières de la nuit. J’ai fait toute une recherche sur les différentes versions de cette légende. Il s’agit toujours de femmes que des hommes rencontrent au milieu de la nuit, alors qu’elles lavent du linge dans une fontaine. Elles leur demandent de les aider à tordre le linge et lorsqu’ils le font, elles les brisent et les tuent. Dans certaines des versions, ce sont des mères infanticides qui sont condamnées à laver éternellement le drap ensanglanté qui a enveloppé l’enfant tué.

J’ai bien sûr imaginé l’histoire de l’étudiant. J’ai rajouté également l’apparition de l’enfant qui surgit de la fontaine et qui le sauve des méchantes vieilles lavandières.

L’ombre de mon ombre

J’ai décidé d’écrire pour témoigner de ce qui m’arrive. Mes idées ne sont pas très claires. Je dois faire un effort pour me concentrer. Je me suis précipitée dans des escaliers qui descendaient de la rue vers l’obscurité. Dans une sorte de cave. Pour lui échapper. Il n’y a que la lumière de mon ordinateur portable. Rien d’autre.

J’ai la nausée. Mes mains tremblent. Écrire avant qu’il ne soit trop tard. Je veux laisser une trace. Pour mes enfants. Pour mon mari. Il ne me reste pas beaucoup de temps, avant qu’elle me retrouve.

Tout a commencé il y a un mois… un siècle. Je n’ai pas remarqué tout de suite ce qui se passait. C’est venu progressivement. Elle était différente, mais j’avais de la peine à savoir en quoi. J’ai commencé à prendre conscience qu’elle changeait un jour où il faisait particulièrement beau. Le printemps irradiait d’arbres en fleurs et de soleil.

Je marchais dans la rue et je me sentais particulièrement heureuse. Je venais d’être embauchée comme graphiste dans une organisation internationale de protection des animaux. J’étais ravie. D’abord, j’avais réussi à me réintégrer dans le monde du travail, ce qui n’était pas une mince affaire après des années de pratique en tant qu’indépendante. Ensuite, je pouvais continuer à exercer un métier que j’aimais et enfin, j’étais heureuse de travailler dans un organisme tel que celui-là. Mes enfants venaient de quitter le nid familial et avaient trouvé leur voie, tant professionnelle que sentimentale. Mon mari n’était certes pas très présent, mais lorsqu’il était là, nous passions des moments agréables. Ma vie était parfaitement réglée et aucun nuage à l’horizon ne se profilait. J’étais bien dans ma peau, j’avais trouvé mon équilibre.

 Ce jour-là, j’étais donc au sommet de ma forme physique et psychique. Sans doute est-ce pour cela que je ne me suis pas inquiétée tout de suite.

J’entends du bruit. Comme un souffle. Je crois qu’elle m’a retrouvée. J’ai de plus en plus de peine. Elle aspire mon être, mes forces, mon âme.

Ce matin-là, elle me suivait comme d’habitude, à gauche ou à droite, devant ou derrière selon les moments. Alors qu’elle était devant moi, elle a rosi soudainement. Juste une fraction de seconde. J’ai pensé qu’il s’agissait du reflet du soleil dans une vitre. Les jours suivants, plusieurs taches de couleur éphémères sont apparues.

Après une semaine d’instabilité, elles sont restées imprimées en permanence.  Plus les jours passaient, plus elles étaient nombreuses et chatoyantes, presque phosphorescentes. Mon ombre – mais peut-on encore appeler « ombre » ce qui est coloré ? – mon ombre a quitté sa teinte grise. Quand par hasard quelqu’un posait son regard sur elle, celle-ci se recouvrait instantanément d’un voile grisâtre. Mes amis et ma famille avaient eux aussi constaté un changement, mais il suffisait qu’ils cherchent à la fixer pour qu’elle cache son habit coloré. De nature plutôt joyeuse et créative, j’aimais cette ombre multicolore.

Un coup d’œil en haut des escaliers. C’est elle, j’en suis sûre. Elle m’attend. Ma nausée empire. Me concentrer.

J’ai commencé à perdre l’appétit. Je me sentais moins bien, mais je cherchais à me cacher que j’allais mal. J’ai pris conscience de la gravité de mon état, le jour où une de mes amies, que je voyais rarement, s’est inquiétée de ma pâleur. Malgré le soleil, ma peau était devenue de plus en plus blanche, au fur et à mesure que mon ombre se colorait.

Mon mari et mes enfants m’ont poussée à aller chez le médecin. Il m’a fait une prise de sang et m’a prescrit des vitamines et du fer. Mes résultats sanguins étaient excellents. La médecine n’y comprenait rien. J’étais déprimée, parait-il. Un peu de soleil, du repos et quelques calmants suffiraient à me remettre d’aplomb. Personne, pas même moi, n’a fait le lien avec mon ombre.

Tout s’est accéléré. Non contente d’être multicolore, elle s’est mise dans l’idée de grandir. Insensiblement. Je n’étais plus si contente de sa compagnie. Je me sentais de moins en moins bien et j’étais inquiète de mon état de santé. Ce d’autant qu’aucun spécialiste ne trouvait ce que j’avais. Mon mari tentait de me rassurer, mais je le sentais aussi soucieux.  Peut-être même davantage que moi. Il a annulé plusieurs de ses voyages pour rester près de moi.

Ce matin, quand je me suis levée, je me suis sentie vaciller. Ma tête tournait.  Mes mains tremblaient ou plutôt elles étaient instables. Par intermittence. Instables. Comme mon esprit. Lucide par intermittence.

Je suis épuisée par tout cet effort. Comme pixellisée. Mon corps, mon esprit, instables comme les taches de couleur l’étaient au début.

J’ai réussi à sortir du lit. J’ai essayé d’ignorer ce malaise. Je voulais aller travailler. Faire comme si de rien n’était. Comme tous les jours. Je ne savais pas encore.

En plein soleil. Je l’ai vue, ma belle ombre multicolore, se dresser contre moi. Se déformer. Me chuchoter des mots pixellisés que je ne comprenais pas. Elle m’a enserrée. Elle a ri. M’a enlacée, emmenée dans une danse infernale. J’ai pâli. J’ai blanchi. Froide comme la neige. Pixel. Instabilité. Elle a souri. Souri méchamment. C’est à ce moment-là que j’ai compris.

Elle prend ma place, elle dévore mes couleurs et mon être entier.

Comment est-ce possible ? Mon mari va-t-il s’apercevoir que je ne suis plus là ? Que je suis l’ombre de mon ombre ? Va-t-il trouver l’ordinateur ?

J’ai réussi à lui échapper. Profité de sa dernière once d’instabilité. Je me suis précipitée dans les escaliers. Depuis la rue. Vers l’obscurité.

Elle m’attend. En haut. Elle m’aspire. Aspire ma substance, ma mémoire. Je vais laisser l’ordinateur allumé sur les marches. On est liée. Instable. Pixellisée. Je suis. Bientôt, j’étais. Elle m’appelle. Je ne peux pas faire autrement. Elle est en haut des escaliers. Dressée. Sûre d’elle. Et moi. Mon corps. Instable. Se délite. Le gris de l’intérieur. Froid. Pix.e.l.l.i.s.é.e. Dévorées m.e.s c.o.u.l.e.u.r.s. 2 d.i.m.e.n.s.i.o.n.s. P.l.a.t.e.

 

Danse avec la nuit

Quand son ordinateur s’éteint, Marine pousse un juron qu’une bonne partie des habitants de son immeuble entend. Mais la jeune femme n’en a cure. Après tout, elle doit bien subir des chansons de Noël à longueur de journée. Elle n’a pas remarqué que son portable n’était pas branché. Il est cinq heures du soir, il fait déjà nuit. Elle a l’habitude de travailler dans la pénombre et n’a pas encore allumé la lumière. Elle appuie sur le bouton de sa lampe de bureau… Rien ne se produit. Elle ne peut retenir un nouveau juron. Plus aucun appareil électrique ne fonctionne. La tuile. Pourquoi faut-il que cela se passe aujourd’hui ? Elle est à la veille de réaliser son rêve : diriger le département pour lequel elle s’est donnée corps et âme. Si elle n’envoie pas son rapport d’ici une heure, elle peut faire une croix sur la promotion tant convoitée.

Elle jette un coup d’œil dehors. La panne n’a pas l’air générale. Inutile de chercher une bougie pour s’éclairer. Elle n’en a pas. Trop romantique pour elle. Elle cherche à tâtons son sac à main, posé sur le sol à côté de son bureau, se saisit de son téléphone portable pour appeler sa secrétaire, Betty. Car si Marine est une cadre brillante remplie d’idées, elle n’est dotée d’aucun sens pratique.

Elle compose le numéro. Aucune tonalité. Comment est-ce possible ? La panne d’électricité a-t-elle également touché son smartphone ? Non, évidemment. Quelle sotte je fais. Désemparée, la jeune cadre ne voit plus qu’une solution. Sortir de chez elle et retourner au bureau. Elle qui en était partie pour travailler plus efficacement… Heureusement, elle n’en a que pour un quart d’heure à pied.

Une fois l’ordinateur portable dans sa sacoche, elle se précipite vers la porte de son appartement, enfile son manteau et ses bottes fourrées.  Une écharpe autour du cou. Machinalement, elle se tourne vers le miroir en pied placé à l’entrée. Elle n’y distingue qu’une vague silhouette. Genre fantôme. D’habitude, elle se maquille juste avant de partir. Un fard à paupières et du mascara pour mettre en valeur ses yeux noisette, et un peu de rouge à lèvres. Tant pis pour les retouches.

La rue en bas de chez elle est bordée de cabanes aux guirlandes illuminées. Les gens se pressent, espérant trouver là leurs derniers cadeaux. Marine, elle, achète tout en ligne. Elle ne comprend pas ce besoin de voir et de toucher les objets. Elle étouffe dans cette foule, bouscule ceux qui l’empêchent d’avancer. Qu’est-ce qui m’a pris d’habiter au centre-ville ?

Elle jette, malgré elle, un coup d’œil vers les petits chalets, en repère un qui vend des bougies. Étonnamment, celui-là n’est pas pris d’assaut. Elle s’en approche. Il faudra que j’en achète au retour. Elle s’apprête à repartir quand le vendeur l’aborde. Marine sursaute.

  • Elles sont toutes fabriquées à la main.

Qu’est-ce que cela peut me faire ?

  • J’ai juste besoin de bougies pour m’éclairer. Le reste ça m’est égal, ne peut s’empêcher de rétorquer sèchement Marine.

La jeune femme lève ses prunelles assassines sur l’homme. Mais quand elle croise son regard vert clair et limpide au milieu de son visage cabossé, elle se sent brutalement chavirer. L’impression de plonger dans un océan d’incertitude. Le cœur secoué par une lame de fond. Pendant un instant d’éternité, elle ne parvient pas à se mouvoir. Ses jambes flagellent. Une onde de chaleur la parcourt, tandis que son visage rougit sous la force de ce tsunami. Un souvenir lointain se superpose à la réalité. Premier amour d’enfance. Elle a dix ans. Il en a treize. Ils s’aiment d’un amour éternel. Il veut l’impressionner. Debout sur sa planche à voile, la tempête le projette contre les rochers. Déchiré de partout, son bel amour. Elle revoit son visage métamorphosé, plaies géantes. Pourquoi m’a-t-il rejetée ? Elle l’aimait avec toutes ses cicatrices.

C’est elle, songe-t-il.  Il esquisse un mouvement vers Marine.

Qu’est-ce qui me prend ? Cela ne peut pas être lui. Il habite à l’autre bout du monde.  Elle arrive au bureau. Betty est toujours là.

  • Mon portable et l’électricité chez moi ne fonctionnent plus, murmure mécaniquement Marine qui s’assied en face de Betty.
  • Bonjour Marine. Merci, je vais bien. Je fais des heures supplémentaires la veille de Noël, mais c’est pas grave.

Comme sa patronne ne réagit pas, Betty s’inquiète. Elle hésite à poser des questions, puis renonce.

« Êtes-vous sûre d’avoir payé la facture ?

  • Évidemment, vous me prenez pour qui ? »

Betty sourit. Justement, elle la connaît bien.

« Il y a peut-être une ou deux factures sur mon bureau à la maison… je n’ouvre pas tous mes courriers. Vous croyez vraiment ?

  • Cela ne m’étonnerait pas.
  • Et l’électricité ?
  • Dans la même pile de lettres.
  • Et comme c’est Noël demain… même si je paie maintenant…
  • Pas d’électricité ni téléphone. Vous serez forcée de vous éclairer aux bougies. »

Quand Marine ressort de son bureau un quart d’heure plus tard, la foule est encore plus dense. Comme un seul et gigantesque corps aux membres tentaculaires. La jeune femme n’a pas la force de lutter contre le mouvement. Ils avancent tous ensemble, pressés les uns contre les autres. Marine surprend ses propres mains qui se baladent sur ses voisins. Perdue dans ses souvenirs. Son être s’embrase. Elle déboutonne le haut de son manteau, effleure le bout de ses seins dressés à travers son pull. Cela fait si longtemps que plus personne ne l’a pas touchée. Puis soudain, son regard s’accroche à celui du vendeur de bougies vers qui la foule la dépose. C’est lui.

  • Est-ce que vous voulez danser avec moi ?

Elle ne répond pas. Se souvient de son premier slow, de sa première boum. L’homme sort de la cabane, l’enlace et la fait tourbillonner dans les airs au rythme des chants de Noël diffusés par les haut-parleurs de la place. C’est lui. Plus rien n’existe que cette danse étrange surfant sur l’océan de ses souvenirs et de son amour éternel.